Une
guerre pour les femmes afghanes ?
Il semble aujourd'hui, depuis la prise de Kaboul, que la Coalition contre le terrorisme a livré la guerre à l'Afghanistan pour libérer les femmes afghanes. Mais si on se rappelle bien la succession des événements, c'est le quatrième objectif, et le troisième changement depuis le début de la guerre. La guerre a été déclarée par Bush le 11 septembre, à personne en particulier et au monde en général. Bien que cela corresponde à la réalité, cela constituait une innovation trop grande. Dès le lendemain, deuxième objectif, un ennemi précis est choisi : c'est Ben Laden, que les USA somment les Taliban de livrer. A eux, les Américains. Devant la réponse des Taliban, classique dans les cas d'extradition, demandant des preuves de la culpabilité de Ben Laden, les USA répètent leur ultimatum. 15 jours plus tard ils rejettent une nouvelle offre des Taliban de livrer Ben Laden à un pays neutre, appelant cette offre des "négociations", et à Dieu ne plaise que les USA négocient (cf. http://www.wluml.org/english/new-archives/wtc/post-military-action/uk-arrow.htm). Puis Rumsfeld déclare que Ben Laden ne sera peut-être
jamais trouvé ; deuxième changement et troisième objectif : désormais, c'est
le régime taliban qui est l'ennemi. Les arguments contre ce régime ne manquent
pas. Je dirais même plus : cela fait 6 ans qu'ils ne manquent pas, et 6 ans
qu'ils ne suffisent pas à justifier une guerre. Mais tout à coup, ils
suffisent. Pas tout seuls bien sûr : en plus d'être odieux, les Taliban ont
abrité Ben Laden, soupçonné d'être l'auteur des attentats du 11 septembre.
Après un mois de bombardements, les troupes de l'Alliance entrent à Kaboul,
les Occidentaux crient "Victoire" et ont le sentiment d'avoir accompli
une bonne et belle chose à peu de frais. Les journaux
publient des photos des sourires des femmes -- non pardon, du sourire
d'une femme -- et la guerre trouve sa quatrième raison : la libération des
femmes. La quatrième mais peut-être pas la dernière. Pour cela il faudrait
que ce soit la bonne. Or ce n'est pas la bonne, parce que les gens que les
Alliés ont ramené au pouvoir ne sont pas mieux que les Taliban. On ne peut
plus cacher la vérité sur l'Alliance du Nord. Etant donné le nombre de
reporters sur le terrain, on ne peut plus cacher la méfiance des citadins de
Kaboul et de Jalalabad à leur égard ; ni que cette méfiance est fondée sur
leur terrible expérience de ces troupes entre 1992 et 1996. On ne peut plus
cacher les tueries gratuites de prisonniers et de blessés, ni les massacres. On
ne peut plus cacher que ce qui s'est passé entre 1992 et 1996 est en train de
se reproduire quasiment à l'identique (Patrice Claude dans le Monde des 25-26
nov.). Ce n'est pas la bonne raison parce que les USA ne sont pas les amis des
femmes afghanes. Les droits des femmes n'ont jamais été la préoccupation des
USA, pas plus en Afghanistan, qu'au Koweït, ou qu'en Arabie Saoudite ou qu' ailleurs -- on peut même dire que
c'est le contraire, et que les USA ont sciemment et volontairement sacrifié les
femmes afghanes à leurs intérêts. A quand remontent les Moudjahidin, dont on
appelle le regroupement ponctuel l'Alliance du Nord ? Avant même que l'armée
soviétique n'envahisse le pays en 1979 pour remplacer un président marxiste
(Hafizullah Amin) par un autre (Babrak Karmal), les chefs de tribu et les
autorités religieuses déclarent la guerre sainte contre le leadership marxiste
de Nur Mohammed Taraki. (Ahmed Rashid, Taliban, London : Pan,
2001, p.12-13). Avant même de lutter contre l'invasion étrangère,
dès 1978, les Khans et les Mollahs ont donc pris les armes contre un
gouvernement qui force les filles à aller à l'école, interdit le lévirat et
la vente des femmes. Voilà ce qui les choque, les scandalise, les révulse. Les
droits des femmes : ils valent une guerre aux yeux des Moudjahidin, ils valent
qu'on se batte, oui, contre eux. L'invasion soviétique vient donner une
dimension patriotique à ce combat. Les USA aident les Moudjahidin, car les
ennemis de leurs ennemis sont leurs amis. Qu'importe qui sont ces Moudjahidin,
ce qu'ils font, ce qu'il veulent ? Les USA savent que ce qu'ils veulent, c'est
remettre les femmes au pas. Mais les Moudjahidin contrecarrent Moscou, et voilà
tout ce qui compte pour les USA. C'est aussi hélas, tout ce qui comptera aux
yeux de nos romanesques pionniers français des "French Doctors" :
anti-soviétique pour eux est synonyme de "pour la liberté" : la
liberté de qui ? Ils ne se posent pas la question ; ils trouvent les bérets
seyants, et l'aventure excitante. Faire le bien dans des paysages magnifiques
tout en contribuant à la lutte contre le totalitarisme, que demander de plus
pour un jeune homme occidental de cette époque ? Quant aux droits des femmes :
Mon Dieu, ce sont leurs coutumes, et les coutumes, c'est sacré, surtout quand
on n'en pâtit pas personnellement. (Voir le film de Christophe de Pontilly,
"Massoud l'Afghan", qui idéalise son sujet de façon irresponsable,
à moins qu'il n'ait réalisé volontairement une œuvre de désinformation). En 1988 l'armée soviétique part. Les Moudjahidin
n'ont plus comme ennemi que le gouvernement de Najibullah. Les Moudjahidin
combattent tous au nom de l'Islam, pour un Etat islamique et pour l'application
de la Charia. Mais ces points communs ne suffisent pas à faire taire leurs
rivalités. La cupidité et l'appétit de pouvoir de tous ces chefs de guerre
les poussent à se battre incessamment les uns contre les autres dans des
alliances sitôt renversées que créées. Au bout de 4 ans, en 1992, ils
prennent Kaboul ; mais la guerre civile, et surtout la guerre contre les civils
ne s'arrêtent pas pour autant. Les femmes sont violées, les maisons sont pillées
par des troupes de l'Alliance. Les camions sont rançonnés tous les 50 km par
les chefs locaux, les transports sont impossibles, la corruption et le désordre
empêchent l'application de la Charia. Certains d'entre les Moudjahidin, et surtout les plus
jeunes, qui ont pris les idéaux islamiques au sérieux, sont écœurés. Ils
partent étudier au Pakistan. Ce sont les étudiants, les Taliban, les fils
spirituels et parfois physiques des Moudjahidin. Aussi anticommunistes que leurs
pères mais plus disciplinés, plus sérieux, et encore plus fondamentalistes :
bref, de bons candidats à l'aide des USA, qui allonge les dollars aux madrassas
(écoles coraniques) pakistanaises via l'Arabie saoudite. Et en un an, les
Taliban formidablement armés conquièrent une grande partie du pays et entrent
à Kaboul en 1996. Alors, les USA ont-ils toujours lutté pour les
droits des femmes ? Non. Ont-ils jamais lutté pour les droits des femmes
? Non. Ont-ils au contraire carrément foulé aux pieds les droits des femmes ?
Oui. Car les droits des femmes ont été promus et défendus en Afghanistan
entre 1978 et 1992 : mais par des gouvernements marxistes ou pro-soviétiques.
C'est de cette époque, celle de Amin, Karmak, Taraki et Najibullah, que l'on tire ces statistiques étonnantes sur le
grand nombre de femmes médecins, professeures, avocates. Et c'est pas de chance
pour les femmes d'Afghanistan : car puisqu'elles étaient défendues par des
gouvernements alliés à un ennemi des USA, il a bien fallu les sacrifier. On ne
peut pas laisser les droits des gens, surtout quand ces gens ne sont que des
femmes, interférer avec la poursuite de l'hégémonie mondiale. Les droits des
femmes, c'est comme les enfants irakiens : leur mort est le prix de la puissance
US, et les Américains le paient d'autant plus volontiers que finalement, ce ne
sont pas eux qui le paient. Les pères des Taliban, les Moudjahidin, sont
revenus, guère changés si on en juge par leur façon de faire la guerre.
Pourquoi auraient-ils changé en ce qui concerne les femmes, pourquoi
seraient-ils devenus féministes, ces hommes qui avant de se battre contre les
soviétiques, puis entre eux, se battaient contre les droits des femmes ?
Comme toutes les féministes du monde entier, je
souhaite que des féministes afghanes de Kaboul
soient associées aux discussions menées à Bonn et bientôt en
Afghanistan sur le gouvernement provisoire ; et que ces discussions garantissent
les droits humains aux femmes. Un meilleur statut pour les femmes, ce pourrait
être l'un de ces résultats non prévus d'une guerre : un bénéfice collatéral
en quelque sorte. On peut l'espérer. Sans rêver. Le groupe de Rabbani, le président
du gouvernement légal, reconnu par la communauté internationale,
a instauré la Charia à Kaboul en 1992. C'est celui de Massoud, dont les
troupes se sont livrées à une orgie de viols et de meurtres quand il occupa le
quartier Hazara de Kaboul dans les luttes qui l'opposaient aux autres factions
en 1995. Ce groupe fondamentaliste, le Jamiat-i-Islami, ayant reconquis Kaboul
et la plus grande partie de l'Afghanistan, est devenu le groupe le plus
important de ceux qui composent l'Alliance du Nord alias "Front
uni" ; il assoit chaque jour plus son pouvoir sur le terrain (Human Rights
Watch, Military assistance to the Afghan Opposition, octobre 2000). Poussé
par les instances internationales, il fait quelques concessions au sujet des
femmes. Qu'on en juge. Un ministre de Rabbani déclare : les
"restrictions" des Talibans seront levées -- sans plus de détails --
et la burqa ne sera plus obligatoire ; le hidjab* suffira". Le hidjab suffira
: ça fait rêver. Mais eut-ce été plus, est-ce que cela justifierait
la guerre ? Et si la défense des droits des femmes était la vraie raison des
bombardements américains, est-ce que cela justifierait les bombardements ? Il était une fois un pays où les femmes n'avaient
toujours pas le droit de vote, en dépit de trente ans de luttes féministes,
des années et des décennies après qu'elles l'eurent obtenu dans les nations
voisines d'Europe. Comment ces autres nations traitèrent-elles ce pays ? Lui
firent-elles la guerre ? Lui imposèrent-elles un embargo ? Lui retirèrent-elles
leur confiance et leur alliance ? Bien au contraire, elles défendirent ce pays
quand il était attaqué ; et au lendemain de la victoire, en 1945, elles l'aidèrent
financièrement à se reconstruire, et le prièrent de revoir sa copie et
d'accorder la citoyenneté aux femmes, ce qu'il fit. Le droit de vote, c'est fondamental. Et pourtant,
est-ce que je regrette que les USA, la Grande-Bretagne
et l'URSS n'aient pas bombardé la France entre 1918 et 1939 ? Non. Car
pour précieux que soit ce droit, s'il avait du être conquis au prix d'une
guerre, je me demande si sa valeur aurait jamais égalé son coût. Et je le
regrette d'autant moins que cet exemple prouve qu'il existe des moyens de
pression pacifiques et efficaces sur les Etats. Quand il s'agit des droits des femmes, c'est-à-dire
des droits humains, la question qui se pose à propos d'une guerre est toujours,
à la fin, la même : quels sont les maux pires que la guerre pour une
population ? A quel moment la guerre devient-elle préférable ? Dire que la
guerre est bénéfique pour les femmes afghanes, c'est décider qu'il vaut mieux
pour elles mourir sous les bombes, mourir de faim, mourir de froid, que de vivre
sous les Taliban. La mort plutôt que la servitude : c'est ce qu'a décidé
l'opinion occidentale pour les femmes afghanes. Une décision qui a failli être
héroïque. Qu'aurait-il fallu pour qu'elle le soit ? Eh bien, que
Rumsfeld par exemple dise "Je préfère mourir plutôt que de voir
les femmes afghanes une minute de plus sous la coupe des Taliban"; que la
Sainte-Alliance et l'opinion occidentale mettent leur vies dans la
balance, et non pas celles des Afghanes. Je voudrais proposer une règle simple de morale
internationale qui peut valoir aussi entre les personnes : on n'a pas le droit
de prendre des décisions, surtout héroïques, quand d'autres que vous vont en
supporter les conséquences. La seule population qui peut décider qu'une guerre
vaut le coût, c'est celle qui subit ce coût. Or ici, celle qui a décidé la
guerre ne subit pas la guerre, et celle qui subit la guerre n'a pas décidé la
guerre. Une décision qui serait héroïque dans le premier cas est, dans le
deuxième, une façon de jouer avec la vie d'autrui qui est moralement répugnante.
Ici on est dans le deuxième cas. La façon irresponsable dont on traite en
Occident l'alibi de la "libération des femmes afghanes" est une
illustration du fait que les vies occidentales valent plus, infiniment plus, que
les autres ; et du fait que l'Occident, non content de placer un prix fort bas
sur ces autres vies, estime qu'il a le droit d'en disposer à sa guise. Pour l'instant les femmes afghanes sont sur les
routes, sous les tentes, dans les camps, par millions : 2 millions de réfugiés
de plus qu'avant la guerre. Beaucoup vont mourir. Et toujours sans aucune
garantie que ce sacrifice leur vaudra des droits. Doit-on d'ailleurs parler de
sacrifice, quand elles n'ont ni choisi ni consenti ce sort, ou doit-on parler
plutôt de mauvais traitements imposés par autrui, voire de torture ? La
moindre des décences voudrait que les Alliés arrêtent de clamer que c'est
pour leur bien qu'on leur fait subir cela. Mais on peut craindre au contraire
que ce couplet ne devienne un tube ; la liste est longue des pays auxquels la
Coalition des Alliés contre le mal s'est promis de porter le bien par le fer.
Et bien sûr, toute ressemblance avec des événements historiques passés, si
passés qu'évoquer leur nom est ringard, toute ressemblance donc avec les
guerres coloniales est une coïncidence. La guerre à des fins de contrôle et d'exploitation
ne fera jamais avancer les droits humains. Car outre des Afghanes et des
Afghans, cette guerre au nom de la civilisation a en deux mois envoyé un bon
paquet de cette civilisation aux oubliettes. Les Conventions de Genève, déclarées
invalides par les Alliés, désormais complices des crimes du boucher de Mazar
et des autres (R. Fisk "We are the War Criminals Now", The
Independent, nov.29; Human
Rights Watch : Afghanistan et cicg.free.fr) ; les libertés publiques, orgueil
de nos démocraties, annulées ; le droit international, blessé à mort -- le
grand corps agonisant de l'ONU est là pour en témoigner. Seule une coopération
vraie et pacifique entre les nations fera progresser les droits humains. Elle
n'est pas à l'ordre du jour, c'est à nous de l'y mettre. *"hidjab" désigne en Afghanistan ce qu'on
appelle "tchador" en Iran, un sur-manteau enveloppant tout le corps et
la tête y compris le visage, et non un simple foulard.
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