Le mal américain : l'unilatéralisme

                                                                                                          Nils Andersson

Saddam Hussein vaincu, le Koweït libéré, le 6 mars 1991, George Bush senior s'exprime devant le Congrès et déclare : "Maintenant nous voyons apparaître un nouvel ordre mondial … Un monde où les Nations unies, libérées de l'impasse de la guerre froide, sont en mesure de réaliser la vision historique de leurs fondateurs. Un monde dans lequel la liberté et les droits de l'homme sont respectés par toutes les nations".

Douze ans plus tard, on parle de guerre permanente et de terrorisme planétaire, les budgets militaires enflent démesurément, les conflits ethniques et religieux se succèdent, les discours populistes, nationalistes ou fondamentalistes prolifèrent, les droits de l’homme sont considérés à l'aune de la real politik et, sur fond de crise d'une économie mondialisée, on débouche sur un conflit de civilisations aux enchaînements imprévisibles.

C'est là un constat brut, mais les débats autour d'une guerre programmée en Irak obligent à un autre constat. Dans ce même discours du 6 mars 1991, George Bush se réclame d'un principe à la base du droit international et de l'Organisation des Nations Unies, le multilatéralisme, et déclare : "il n'y a pas de solution unique, pas de réponse seulement américaine". Douze ans plus tard, l'unilatéralisme conduit seul la politique de la plus grande puissance mondiale.

De Busch à Busch, en passant par Clinton, y a-t-il eu différents discours ou double discours ? Y a-t-il eu, avec l'accès au pouvoir de l'administration Bush junior, inflexion ou rupture avec les politiques précédentes ? On peut d'emblée observer que les Etats-Unis n'ont jamais pensé un "nouvel ordre mondial" qui ne soit pas à leur image et dont ils ne soient le grand ordonnateur. Dick Cheney, alors secrétaire à la défense et aujourd'hui vice-président des Etats-Unis, déclare en 1991 : "En gagnant le plus rapidement possible la guerre [en Irak], l'Amérique apparaîtra plus forte aux yeux du monde entier. Et aura prouvé qu'elle a les ressources pour instaurer un nouvel ordre mondial". L’application de cette logique unilatéraliste connaîtra des oscillations en raison de la situation intérieure des Etats-Unis, des évènements internationaux et du jeu d'influence des lobbies économiques et parlementaires.

Devenus, avec la fin d'un monde bipolaire, l'unique superpuissance, les Etats-Unis se sentent investis d'une responsabilité planétaire. Très vite, s'impose la nécessité de s'assurer une autorité supranationale pour remplir ce qui est considéré comme une mission, deux institutions sont essentielles à son accomplissement, l'une, incontournable, les Nations Unies, l'autre, bras armé instrumentalisé, l'OTAN. Les administrations américaines successives vont donc dessaisir l'ONU de certaines de ses attributions qui attentent à leur hégémonie et donner une nouvelle légitimité à l'OTAN, menacée dans sa raison d'être avec la fin de la guerre froide. Ceci explique pourquoi les contradictions s'expriment aujourd'hui avec tant d’intensité au sein de ces deux institutions.

Une constante de la politique américaine va être d’intervenir sous le couvert des Nations Unies sans jamais se soumettre à son autorité. Ainsi, Bush père, alors même qu'il proclame que les Nations Unies sont "en mesure de réaliser la vision historique de leurs fondateurs", exige que les forces de la coalition intervenant en Irak ne soient pas placées sous la direction du Comité d'état-major des Nations Unies, pourtant "responsable, sous l'autorité du Conseil de sécurité, de la direction stratégique de toutes forces armées mise à la disposition du Conseil", mais sous le contrôle opérationnel des Etats-Unis. Cette violation de l'article 47 de la Charte suscite alors ce commentaire de Claude Julien : "Forts de l'aval du Conseil de sécurité, les Etats-Unis ont ainsi ignoré les mécanismes juridiques, militaires et diplomatiques qui auraient rehaussé le prestige des Nations unies. Pour avoir, par le Conseil de sécurité, autorisé une action dont elle n'a pas eu la maîtrise, l'ONU sort amoindrie de cette crise qui aurait dû renforcer son influence. Washington ne s'en trouble pas: voilà des années que les Etats-Unis privilégient leurs relations bilatérales avec chacun de leurs partenaires et manifestent leur défiance à l'égard de toute action multilatérale. S'il est hautement improbable que les Etats-Unis et leurs alliés actuels puissent instaurer le " nouvel ordre mondial ", il est désormais exclu que les Nations unies y parviennent".

Après la chute du Mur, il s'agit aussi de donner une nouvelle raison d'être à l’instrument essentiel du leadership militaire américain, l’OTAN. D'où l'adoption, en novembre 1991, de la "Déclaration de Rome sur la paix et la coopération" dans laquelle est défini, au vu des " instabilités qui pourraient découler des graves difficultés économiques, sociales et politiques, y compris les rivalités ethniques et les litiges territoriaux que connaissent de nombreux pays d’Europe centrale et orientale... ". un "nouveau concept stratégique". Mais, en filigrane à ces menaces de l'après guerre froide, transparaît surtout la volonté d'éviter, chez les alliés européens, toute tentation émancipatrice de la tutelle otanienne. Raison de cette inquiétude, le traité de Maastricht, qui va être adopté en décembre 1991, contient des clauses de défense commune européenne ; George Bush a immédiatement fait entendre ses réserves à ce sujet et, pour répondre à cette préoccupation de Washington, la Déclaration souligne la "permanente validité" de l'Alliance atlantique.

Dans le climat euphorique du Nouvel ordre mondial, la voie du multilatéralisme garde cours ; en janvier 1992, Boutros Boutros-Ghali, nouveau secrétaire général de l'ONU, rend public son Agenda pour la paix dans lequel, parmi les propositions, il préconise que, dans des situations d'urgence, l'ONU dispose de moyens d'interventions rapides. La diplomatie américaine se montre dans un premier temps ouverte à l'Agenda, comme elle est favorable au multilatéralisme interventionniste que représente le "droit d'ingérence humanitaire", reconnu par la résolution 688 ; d'autant qu'il s'agit d'un interventionnisme discrétionnaire, puisque laissé au bon vouloir des membres permanents du Conseil de sécurité. Ainsi, il sera appliqué dans les années 90 en Irak, dans l'ex-Yougoslavie, en Somalie, au Haut-Karabakh, en Géorgie, en Angola et au Libéria, mais pas en Tchétchénie ou en Afghanistan, et de la façon que l'on sait au Rwanda.

Interventionnisme discrétionnaire, mais aussi frileux : la guerre civile déchire la Yougoslavie, une Europe divisée par des intérêts particuliers réduit le rôle de l'ONU au déploiement "humanitaire" de casques bleus dans des zones protégées et les Etats-Unis, en année électorale, se refusent à l'envoi d'hommes sur le terrain. Washington s'engage par contre à pallier la famine en Somalie mais, nouvelle entorse aux règles des Nations Unies, exige un statut particulier pour sa force d'intervention. L’United Nations International Task Force sera donc une " structure taillée sur mesure pour permettre aux Américains d’être couverts légalement par un mandat, tout en conservant le contrôle réel des opérations de leurs troupes sur le terrain".

Comment remplir ce rôle de super puissance, la question suscite débat aux Etats-Unis. Parmi les réflexions, un rapport rédigé à l'intention du Pentagone par Paul Wolfowitz et I. Lewis Libby : Defense Policy Guidance 1992-1994, va devenir la contre référence à une ligne multilatéraliste. Ce rapport a le mérite de parler clair et fixe trois objectifs : premièrement " empêcher toute puissance hostile de dominer des régions dont les ressources lui permettraient d'accéder au statut de grande puissance ", deuxièmement " décourager les pays industrialisés avancés de toute tentative visant à défier notre leadership ou à renverser l'ordre politique et économique établi ", troisièmement " prévenir l'émergence future de tout concurrent global".

L'unilatéralisme a là son credo politique qui relève d’une vision classique de la politique américaine qui a ses racines dans la pensée isolationniste. Si l’on se réfère à la doctrine Monroe, élaborée par John Quincy Adams, isolationniste convaincu, stipulant "que toute tentative des puissances européennes pour étendre leur influence sur le continent américain serait regardé par les Etats-Unis comme une menace pour leur sécurité et pour la paix", le document de Wolfowitz et Libby apparaît comme une déclinaison de ces théories qui remontent aux origines de l'Union plus qu’à celle Wilsonienne de " la paix par le droit ". À une différence, et elle est d'importance, c'est qu'en 1823 il s'agissait d'une vision d'hégémonie continentale alors qu'en 1992, elle est devenue planétaire.

Avec l'élection de Clinton, ces thèses semblent devoir rester confinées au sein de la droite républicaine et nombreux sont ceux qui pensent que l'idée d'une ONU renforcée, pour défendre la paix et les droits de l'homme, va prévaloir avec l'accès au pouvoir des "libéraux internationalistes". Madeleine Albright, alors représentante des Etats-Unis aux Nations Unies, parle d'ailleurs de "multilatéralisme affirmatif". Une affirmation qui va s'avérer bien hésitante et confuse en Somalie (où n'est effectué aucun travail politique auprès des factions rivales, ni procédé à leur désarmement) et qui débouche sur la chasse aux partisans de Aideed, transformant, aux yeux de la population somalienne, l'action humanitaire en occupation militaire. La mission échoue et, bien que les opérations soient conduites sous commandement américain et que la militarisation de l'intervention soit de leur fait, Clinton en fait porter la responsabilité à l'ONU.

Cet échec (avec la mort de dix-huit soldats américains) va amener un tournant de la politique extérieure de Clinton. Dès mai 1994, la Presidential Decision Directive 25 (PDD 25), marque la fin du " multilatéralisme affirmatif ", qui signifie l'enterrement de l'Agenda pour la paix de Boutros Boutros-Ghali en même temps que son avenir de Secrétaire général se voit définitivement compromis. Rendant compte de la PDD 25, Anthony Lake, conseiller à la sécurité nationale, s’exprime sans détour : "Nous choisirons entre une approche unilatérale et une approche collective, entre les Nations Unies et toute autre coalition, selon ce qui sera le plus pertinent et le plus profitable aux intérêts américains ". Décider d'agir avec ou sans les Nations Unies, de mener des actions communes ou de constituer des coalitions à la carte, cela s’appelle de l'unilatéralisme.

Le premier terrain d'application de cette politique sera le Rwanda. Alors même que l'ONU et les Etats-Unis sont alertés par le responsable de l'UNAMIR des massacres qui se préparent, alors même qu'un rapport de la CIA annonce le génocide, aucune réponse n'est donnée à une demande d'envoi de renforts. Au contraire, le génocide commencé, le Conseil de sécurité, suite à l'assassinat de dix soldats belges, décide un retrait de l'UNAMIR. Ignorant délibérément l'article 1er de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide, qui stipule que "les Parties contractantes confirment que le génocide, qu'il soit commis en temps de ,paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu'elles s'engagent à prévenir….". Madeleine Albright aura pour seul commentaire : "On ne peut pas nous obliger à être d'accord avec une mission qui n'est pas dans notre intérêt".

Cette conception étroite du "droit d'ingérence humanitaire", Madeleine Albright devait la rappeler devant une commission du Congrès en mars 1995 : "Comme nous avons le droit de veto, nous pouvons bloquer toute opérations de paix qui ne serait pas en accord avec nos intérêts". L'ordre mondial de la Maison Blanche ne se confond pas avec celui de la Maison de verre.

Dans les Balkans, les États-Unis n'ayant pas non plus " d'intérêts vitaux à défendre ", se tiennent en marge ; mais en 1995, devant la gravité de la situation, dans le cadre de l'OTAN et non celui des Nations Unies, ils procèdent à des raids aériens avant d’engager le processus de Dayton. Pax Americana dont l'ONU se voit purement et simplement écartée, mais il n’est personne pour ne pas se féliciter que soit mis fin à trois ans et demi de guerre. Pour autant, Dayton ne signifie pas la paix, ni la naissance d’un Etat indépendant mais une étape de la mise sous tutelle de la région. Le Haut représentant civil de la communauté internationale, en liaison avec le commandement militaire de l’IFOR, joue le rôle de proconsul, l’on assiste au retour des protectorats.

Pour les Etats-Unis, les Accords de Dayton représentent une double victoire. Premièrement, en dictant les conditions du cessez-le-feu du plus important conflit qui se soit déroulé sur le continent depuis la Seconde guerre mondiale, ils s’affirment dans le rôle de gendarme " européen ", deuxièmement, se servant du discrédit que connaît l’ONU, discrédit dont les Etats membres (au premier rang desquels les membres permanents du Conseil de sécurité) portent une responsabilité collective, Washington est parvenu " à convaincre le Conseil de sécurité de l’ONU de donner mandat d’agir à l’OTAN ", enlevant ainsi aux Nations Unies - en lui substituant l'Alliance atlantique -, une de ses missions essentielles depuis la fin de la Seconde guerre mondiale, celle de garantir les accords de paix. "À la lumière de l’intervention contre la RFY, cet ‘ exploit diplomatique ‘ apparaît dorénavant comme une étape intermédiaire vers l’indépendance complète et la totale liberté d’action de l’OTAN "  réclamée par Washington. Ce que confirme une déclaration de William Perry, secrétaire à la Défense : " ce qui est en question ici, c’est la cohérence de l’OTAN, l’avenir de l’OTAN et le rôle des États-Unis en tant que leader de l’OTAN". Ces " succès diplomatiques " annoncent pourtant les conflits à venir, car à Dayton la Bosnie est partagée, la pluriethnicité n’est plus qu’une affirmation de principe et il y a un grand oublié : le Kosovo.

Comme le constate Michael T. Clare, "depuis la fin de la guerre froide, la politique étrangère américaine oscille entre multilatéralisme et unilatéralisme, volonté de renforcer les institutions internationales et détermination de préserver la supériorité militaire des Etats-Unis", mais cette ambivalence disparaît à l'été 1998 lors, que, en riposte aux attentats contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar Es-Salaam, de façon unilatérale, sans aucun mandat des Nations Unies, "le président William Clinton ordonna le lancement de missiles de croisière contre des installations "terroristes" en Afghanistan et au Soudan [et en décembre quand] le président n'a pas davantage hésité à donner l'ordre des bombardements aériens contre l'Irak. Il a expliqué depuis qu'il emploierait ainsi la force chaque fois que les circonstances l'exigeraient".

L'adoption, le 23 octobre 1998, de la résolution 1203 représente un nouvel acte de dépossession de l'ONU. En reconnaissant à une organisation régionale, l’OTAN, le droit d’intervenir militairement sans accord préalable, le Conseil de sécurité se trouve dessaisi de l'une de ses attributions essentielles. En effet, la résolution 1203 crée un précédent et rend caduc l’article 53 de la Charte des Nations Unies qui stipule qu'aucune "action coercitive ne sera entreprise en vertu d’accords régionaux ou par des organismes régionaux sans autorisation du Conseil de sécurité..." Les décisions prises au sein de l’OTAN auront-elles à l'avenir force de loi sur le Conseil de sécurité ? Madeleine Albright, devenue secrétaire d'État, n'hésite pas à l'affirmer ; à la question " l'OTAN du XXIème siècle devra-t-elle toujours disposer d’un mandat précis du Conseil de sécurité de l’ONU pour agir? " elle répond : " Non... Car dans une telle hypothèse l’OTAN ne serait plus qu’une simple filiale de l’ONU".

Tout au long de la guerre dans l'ex-Yougoslavie, l’inquiétude était grande que celle-ci ne s’étende au Kosovo. Devant cette menace, promesse a été faite que le statut de la province serait débattu lors des négociations de paix en Bosnie ; mais à Dayton, ces assurances sont oubliées, Milosevic refuse que la question du Kosovo soit abordée et le secrétaire d’Etat américain Warren Christopher y consent. Même les aspirations les plus minimalistes des Albanais sont ainsi passées à la trappe de la real politik, le conflit est inéluctable. À l’automne 98, la diplomatie américaine mène le jeu au Kosovo, mais elle est dans l’impasse. C’est le moment choisi par les Européens, à la recherche d’une issue, pour convoquer les parties à Rambouillet. Les Etats-Unis vont très vite reprendre l’initiative à des Européens sans desseins communs. Pour Washington, il s’agit non seulement de combattre Milosevic mais de faire une démonstration du "nouveau concept stratégique de l’OTAN pour le XXIème siècle " et de démontrer son efficacité avant les manifestations du 50e anniversaire du traité de l’Atlantique Nord, à Washington, en avril 1999.

Afin de convaincre les Albanais du Kosovo, qui jugent les propositions inacceptables, Hashim Taqi est invité à rencontrer Wesley Clark, commandant suprême des forces de l’OTAN en Europe. Ce dernier laisse entendre que sans accord des Albanais, il n’y aura pas d’intervention de l’OTAN. Madeleine Al Bright promet par ailleurs aux Albanais un référendum. Selon Jonathan Eyal, directeur des recherches stratégiques du Royal United Services Institute, " c’est un secret de polichinelle que si nous sommes parvenus à emporter l’adhésion des Kosovars albanophones à Rambouillet, ce fut précisément parce que Mme Albright leur avait promis ce référendum. Cette promesse fut d’ailleurs faite de la manière américaine classique, sans consulter ni les Britanniques ni les Français. Tous les discours sur l’éthique, la morale et l’ingérence humanitaire ne peuvent cacher le fait qu’ " au Kosovo, on a été incapable de manœuvrer et d’offrir autre chose que ce choix horrible et prévisible entre la fin de l‘OTAN et la guerre avec la Serbie ".

Mais, au contraire des affirmations de Madeleine Albright et du général Wesley Clark, annonçant que militairement la question serait réglée en quelques jours, "l’épreuve" devait durer 72 jours.. La face du cinquantenaire de l'Alliance atlantique qui devaient être l'occasion du couronnement du "nouveau concept stratégique" de l'OTAN en fut changée. Autre conséquence de la guerre du Kosovo, les Américains, seuls maîtres des opérations, avaient été dans l'obligation, alliance oblige, d'informer leurs alliés au sein de l'OTAN du pourquoi et du comment de leurs décisions. S'il est une conclusion que les officiers du Pentagone tiraient de cette expérience, c'est : " plus jamais ça ! " L’OTAN de la guerre froide est morte au Kosovo.

La succession de Clinton engagée, au printemps 2000, William Kristol et Robert Kagan, publient dans The National Interest un manifeste unilatéraliste profilant la ligne politique de l’administration Bush : "Le système international actuel ne repose pas sur l'équilibre entre puissances, mais sur l'hégémonie américaine. Les institutions financières internationales ont été développées par les Américains et servent les intérêts américains. Les structures de sécurité internationales sont essentiellement une succession d'alliances dirigées par les Etats-Unis. (...) L'environnement international actuel, relativement pacifique, étant le produit de notre influence hégémonique, tout amoindrissement de cette influence laisserait à d'autres le soin de jouer un plus grand rôle afin de modeler le monde selon leurs besoins. Des Etats comme la Chine et la Russie, si on leur en donnait l'occasion, appliqueraient au système international une configuration très différente. (...) Par voie de conséquence, il faut activement travailler au maintien de l'hégémonie américaine".

L'élection de George Bush junior va sans conteste profondément modifier l'état des relations internationales, mais les faits et déclarations qui précèdent montrent qu'il serait erroné de penser qu'on assiste, avec sa venue au pouvoir, à un virage à 180 degrés de la politique américaine. L'unilatéralisme est déjà sur ses rails avec la primauté des intérêts particuliers des Etats-Unis clairement affirmée, entraînant la dépossession des Nations Unies de compétences inscrites dans la Charte, l’attribution de nouvelles missions à l'OTAN et un retour, comme moyen ou menace, à la politique de la canonnière à des fins de domination ou de partage. C'est le constat que fait William Pfaff dans Foreign Affairs : "l'activisme libéral et l'unilatéralisme néoconservateur, évidents dans la politique étrangère américaine de ces dernières années, trahissent un esprit hégémonique".

Cela étant, il ne serait pas sérieux de qualifier l'administration Bush et l'administration Clinton de " blanc bonnet et bonnet blanc ". Derrière Bush se profile une Amérique qui fait totalement sienne les thèses néoconservatrices, une Amérique missionnaire, proclamant: "nous sommes pénétrés de vérités que nous ne remettrons jamais en cause : le mal est une réalité, et nous devons le combattre". Là où, pour l'administration Clinton, la concertation servait à imposer ses options, pour l'équipe d'enragés, puritanistes intolérants, entourant George Bush II, s’applique la règle brutale du "qui n'est pas avec nous est contre nous". Si le droit international pouvait être évoqué lors de l’occupation du Koweit par Saddam Hussein ou face à la volonté de dépeuplement du Kosovo de sa population albanaise par Milosevic, aujourd’hui, Bush et les siens multiplient les actes, en violation du droit international ; une administration grisée par sa toute puissance militaire et technologique s'autorise à fonder l'ordre du monde sur la force des armes.

L'entourage de George Bush rassemble des courants néoconservateurs, des hommes du lobby pétrolier et du complexe militaro-industriel, des milieux fondamentalistes qui veulent promouvoir "une vision biblique du monde" et des tenants du Likoud ; cet amalgame constitue un parti de la guerre permanente qui vise à régir et dominer le monde sous l’égide du Project for a New American Century (lesquels sont à l'initiative des deux lettres des pays européens se solidarisant avec les Etats-Unis) : "le leadership américain est bon pour l'Amérique et bon pour le monde. Un tel leadership requiert puissance militaire, énergie diplomatique et respect des principes moraux".

Si, dans un premier temps, atone sur les questions internationales, l’administration Bush semble faire du Clinton sans Clinton, le 11 septembre va marquer son " grand tournant ". L’Amérique traumatisée retrouve avec le terrorisme un ennemi universel  et, pour l’entourage de Bush, c’est l’occasion de faire prévaloir ses vues sur la mise en ordre du monde. L’Amérique entre en guerre et l’unilatéralisme devient sa seule doctrine.

L’administration Bush veut conduire seule les opérations en Afghanistan, elle refuse donc l’assistance que lui offre les pays membres de l’OTAN en vertu de l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, qui fait référence à l’article 51 de la Charte. Mais n’étant pas à une contradiction prête, les Etats-Unis évoquent précisément cet article 51, qui reconnaît un droit de légitime défense "dans le cas où un membre des Nations Unies est l'objet d'une agression armée", pour légitimer leur intervention; ce faisant, ils ignorent délibérément que les attentats du 11 septembre ne sont pas le fait d'un État désigné et transgressent l'article invoqué qui stipule que, devant un acte d'agression, il revient au Conseil de sécurité, et non à un État, si puissant soit-il, de prendre "les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationale". Pour territorialiser l’ennemi, on recourt au qualificatif "d'États voyous", notion plus que douteuse au regard du droit international et qui ne fera pas florès hors des buschiens patentés.

Nouvelle atteinte au droit international, le 1er juin 2002, le président Bush avance la doctrine "d'actions préventives " (preemptive actions), violant cette fois le chapitre VII de la Charte, plus précisément l'article 39, qui énonce de façon claire que c'est le Conseil de sécurité, et lui seul, qui "constate l'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression", et qui décide des mesures à prendre, y compris militaires. Un tel concept nie les principes fondamentaux qui fondent les relations internationales et aucun instrument international - pas plus que la référence biblique à " l’axe du mal " -, n'autorise ou ne justifie des actions, des interventions ou des guerres "préventives".

Au lendemain de l’adoption de la résolution 1441, qui prête à différentes lectures, Colin Powell annonce que "la résolution soumise au vote n'empêchera pas les Etats-Unis d'attaquer l'Irak" ; l’administration Bush se déclare ainsi prête à violer les décisions du Conseil de sécurité. Aux Açores, Bush, défie les Nations Unies : " nous espérons que demain l'Onu fera son travail. Dans le cas contraire, nous devrons… essayer de voir comment faire pour qu'elle travaille mieux " et Perle de surenchérir " Merci mon dieu pour la mort de l’ONU ", remettant ainsi en cause tout l’édifice des institutions internationales mis en place au sortir de la Seconde guerre mondiale.

Le 18 mars, les jeux sont faits, les opérations militaires sont engagées, Bush ouvre le champ à un monde sans règles ni lois. Depuis 1945, jamais un membre permanent n’avait si ouvertement agi à l’encontre d’une majorité du Conseil de sécurité ; il s’agit là d’un acte aussi grave que le retrait de l’Italie mussolinienne de la SDN après les sanctions décidées à son encontre pour son agression contre l’Ethiopie. La SDN en est morte.

En bon unilatéraliste, Donald Rumsfeld estime que mieux vaut pour conduire la guerre " être ‘solitaire’ qu’entravé par une coalition complexe et peu maniable ". Peut-être Rumsfeld, retour aux racines de l’Union, se réfère-t-il au discours de George Washington quittant la présidence des Etats-Unis et prévenant le pays contre " des alliances permanentes avec le monde étranger " mais dans les faits, s’il est possible d’être " solitaire ", il est difficile d’être seul. Unilatéralisme et autisme vont de pair ; dans leur Manifeste, Kristol et Kagan fondent l’hégémonie américaine sur le fait "que les Etats-Unis injectent dans leur politique étrangère un degré inhabituellement élevé de moralité et que les autres Etats ont le sentiment d'avoir moins à craindre de leur pouvoir, qui paraîtrait sinon menaçant " ; mais la Vulgate bushienne s'est avérée peu convaincante, tant intellectuellement que politiquement, et de ce capital de "moralité", de cet ascendant des États-Unis, jusqu'ici accepté tacitement par ses alliés ou subi par d'autres n'ayant qu'à s'incliner devant leur toute puissance économique et militaire, que reste-t-il ?

Les conséquences économiques et humaines pour le Moyen-Orient, pour l'Europe et pour le Monde, de la guerre en Irak inquiètent des gouvernements devant déjà faire face à une situation de crise économique. Les risques que la destabilisation de la région, voulue par Washington pour remodeler le Moyen-Orient, devienne incontrôlable s’avèrent très préoccupants. L’arrogance avec laquelle Bush et consorts traitent leurs partenaires et alliés au sein des Nations Unies, de l'Union Européenne et de l'OTAN, lézarde profondément les relations inter atlantiques et inter européennes. Les fatwa lancées par George Bush contre ses ennemis exacerbent les sentiments d'exclusion et de frustration nourrissant le terrorisme qu’il prétend combattre. Cette politique brutale et aveugle est à l’origine d’une crise sans précédent qui divise la sphère atlantiste (le camp des alliés les plus proches des Etats-Unis) et peut-être la cause de déchirements civilisationnels et religieux débouchant sur la barbarie.

En réaction, s’exprime le sentiment, dans les opinions publiques, que l'hégémonisme des Etats-Unis, comme tout hégémonisme, est dangereux pour le monde, une prise de conscience se manifeste qu’au-delà de l’intervention en Irak, le " mal américain " se trouve dans l’unilatéralisme et aussi longtemps que celui-ci prévaudra, avec ou sans Bush, il présentera un danger de guerre permanente, mais en raison de cette opposition planétaire les Etats-Unis ne sont pas plus forts que leur maillon faible qui réside, aujourd’hui, dans le discrédit de leur politique auprès des peuples du monde.

 

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