Le système militaro-industriel américain, acteur et bénéficiaire non collatéral de la guerre
Claude Serfati

 

Une conséquence directe et immédiate des attentats terroristes du 11 septembre 2001 est l’augmentation  du budget militaire américain décidée à l'initiative du Président Bush. Cette décision ne devrait pourtant pas surprendre, car elle n'est pas une décision subite prise sous le coup d'une émotion. Le Président Clinton avait dès 1999 obtenu du Congrès que le budget militaire augmente de 112 milliards de dollars sur la période 2000-2005. Cette décision, prise quelques mois avant l’entrée en guerre de l’OTAN contre la Serbie, mettait fin a presque une décennie de baisse importante des dépenses militaires qui elle-même avait suivi les années de bombance reaganienne. Au total, si on veut avoir une idée de leur ampleur, il suffit de savoir que leur niveau, atteignait à la fin du vingtième siècle un montant égal à 90 % du niveau atteint sur la période de « guerre froide » 1950-1989. Il faut d'autre part rappeler qu'en 2000, les dépenses militaires des Etats-Unis ont représenté 37%, et avec leurs alliés de l'OTAN 64% des dépenses militaires mondiales.

En fait au cours de la décennie quatre-vingt-dix marquée par la baisse des dépenses militaires, le système militaro-industriel américain n’est pas resté inactif . A partir de 1993, les grands groupes à production militaire, encouragés à se restructurer par le Secrétaire d’Etat à la défense, ont réalisé de nombreuses fusions-acquisitions. Au terme provisoire du processus de concentration, les cinq grands groupes qui ont émergé en 1997 reçoivent  environ 40 % des commandes d’armes du Pentagone et  un peu plus de 40% des crédits de Recherche-développement militaire. Le point remarquable a été le rôle tenu par les institutions du capital financier dans ces restructurations. Les cabinets de consultants ont aidé à redessiner la carte des activités des groupes de l’armement, dans une logique essentiellement fondée sur l'augmentation des parts de   « marché » - un terme évidemment impropre pour désigner les relations groupe de l’armement et son « client » le Pentagone et les contrats octroyés par celui-ci à ceux-là. Dans l'armement, comme dans tant d'autres secteurs industriels, on est dans la plus pure tradition du "capitalisme de copains" (crony capitalism) qui constitue un fondement majeur du capitalisme tel qu'il fonctionne réellement et loin de la prétendue "main invisible" . Les fonds d’investissement financiers (fonds de pension, fonds mutuels, fonds spéculatifs) ont investi dans les valeurs sures de l’armement et réalisé de fructueuses opérations boursières puisque le Département de la défense a soutenu financièrement ces opérations par le truchement d’exonérations fiscales, de subventions pour restructurations, ou encore de soutien financier aux exportations d'armes ou à leurs "bons clients" du Moyen-orient, d'Amérique latine et d'Asie. Certains estiment que le soutien financier fédéral  exportations s'éleverait à près de 40 % de leur valeur totale.

Chéris par Wall Street dans la période1993-1997, les groupes de l’armement ont ensuite perdu de leur attrait lors de la phase d’ « exubérance irrationnelle » qui sévissait à Wall Street et se portait également sur les « dot.compagnies » . L’engouement pour ces « start-up » de la prétendue "nouvelle économie" grevées de lourdes pertes mais d’un charme apparemment irrésistible ne fut pas la seule raison de l’effondrement boursier des grands groupes contractants  du Pentagone tels que Lockheed-Martin, Boeing et Raytheon. Les acquisitions de firmes qu’ils avaient réalisées afin d’acheter des parts de marché militaire, c'est-à-dire des contrats du Pentagone, avaient transformé ces grands groupes en organisations bureaucratiques monstrueuses, au sein duquel le parasitisme des dirigeants qui se versaient des salaires, stock-options et autres revenus financiers gigantesques allait bon train.

A partir de 1998, la pression des propriétaires du capital – les fonds de placement financiers – se fit donc plus forte sur les dirigeants des groupes de l’armement afin qu’ils créent des la « valeur pour l’actionnaire » . La politique mise en œuvre dans ces groupes prit alors deux formes. Les dirigeants supprimèrent des dizaines de milliers d’emplois, moyen somme toute classique pour le capital de renforcer sa part de la valeur appropriée au détriment du travail salarié. D'autre part, la pression des actionnaires et des dirigeants se fit plus forte pour contraindre le « client » , le Pentagone à augmenter ses dépenses et à l’Administration d’assouplir ses procédures de livraisons d’armes aux pays acheteurs. Les deux mesures, augmentation du budget et facilitation des exportations d'armes, furent prises par le Pentagone. Concomitantes ou presque à la guerre contre la Serbie, elles donnèrent aux groupes de l'armement un nouveau dynamisme et un attrait qui furent d’autant plus forts que dans le même temps, la plupart des firmes de la « nouvelle économie » étaient au cœur du krach du NASDAQ et participaient au fort recul de Wall Street. Il s'avère que les groupes de l’armement sont adossés à des fondamentaux autrement plus solides que la plupart des firmes de la dite « nouvelle économie » . En 2000, les valeurs boursières des groupes de la défense (surtout ceux spécialisés en électronique de défense si importantes dans les nouvelles générations d'armes) et de l’aéronautique ont augmenté de 58%, alors que l’indice Standart&Poor des 500 premières valeurs de Wall Street baissait de 9%. Les mêmes tendances ont continué au premier semestre 2001, donc avant le 11 septembre.

Ces « fondamentaux » qui soutiennent les groupes producteurs d'armes, ce sont les guerres menées contre l'Irak, contre la Serbie et en Afghanistan. Ce sont également les conséquences de la mondialisation dominée par le capital financier et mise en œuvre par le programme politique néolibéral. Les plans d’ajustement structurel ont contribué à la diminution drastique des dépenses publiques et la suppression des programmes de protection sociale, miné la cohésion sociale et conduit à la maladie et à la mort des dizaines de millions d’individus chaque année. Dans des régions entières de la planète, les guerres de la mondialisation ont prospéré sur le terreau de la décomposition des Etats – ce que l’Administration américaine appelle les « failed states » conjugués à la misère et au désespoir des populations. Ces guerres qui opposent des fractions des appareils militaires en crise qui vivent de l’oppression des populations et du pillage des ressources naturelles ne se déroulent pas dans un extérieur par rapport à la mondialisation du capital. L’économie de la prédation qui finance ces guerres ne sont pas seulement un produit de la mondialisation néolibérale, elles en sont également une composante, et les institutions internationales et les gouvernements des pays occidentaux en sont conscients et parfois directement complices. Pour donner un exemple : chacun sait désormais que les guerres de la région des grands lacs, le génocide au Rwanda se sont déroulées sans entraver aucunement la poursuite de l'exploitation des ressources pétrolières et minérales par les grands groupes multinationaux, et cela avec la complicité des organisations internationales. Mais chacun est également informé sur les connections financières qui relient l'exploitation des ressources du pétrole par Elf, les contrats de ventes d'armes et les réseaux politico-financiers qui sont depuis des décennies installés au sein de l'appareil d'Etat de la France. Parler de connections financières, c'est évidemment mettre en cause les flux de capitaux qui ont transité par les marchés financiers déréglementés et les paradis fiscaux qui existent au cœur même de l'Union européenne. Les dirigeants américains feignent de découvrir que les réseaux terroristes sont immergés dans ces marchés financiers déréglementés. Il y a pourtant longtemps que leur gouvernement ainsi que celui de leurs partenaires européens ont laissé ces marchés et leur argent criminel prospérer, et que pour les quelques pays vendeurs d'armes (USA, Royaume-Uni et France du côté des pays occidentaux) , des marchés financiers opaques (c'est-à-dire soumis à aucune ou très peu de réglementation) sont un élément  de l'activité commerciale des groupes mondiaux de l'armement.

Mais la détresse produite par la mondialisation ne s’arrête pas aux frontières des régions de la planète les plus vulnérables  à la mondialisation du capital. Aux Etats-Unis, en Europe et au Japon les inégalités sociales se sont considérablement renforcées au cours des deux dernières décennies. Dans les pays développés, comme dans les pays dominés du "sud", il faut également commencer à se défendre plus vigoureusement contre les nouvelles « classes dangereuses » composées de ceux qui n’ont plus d’espoir de trouver un emploi, et n’ont pour les plus heureux, pas connu autre chose que l’emploi précaire. Les actes terroristes du 11 septembre sont l’occasion non seulement de renforcer l’arsenal répressif, avec l’assimilation des mouvement de ceux qui agissent contre l’ordre économique et social à des actes terroristes. Ils sont également l’occasion de poursuivre et d’élargir le développement d’armes destinées le cas échéant à être utilisées contre les populations civiles qui manifesteraient leur opposition. Les dirigeants américains s'inquiètent aujourd'hui des menaces que représentent les armes de destruction massive (nucléaire, chimique et bactériologique) . Ils feignent d'oublier que la recherche et la production de ces armes aux Etats-Unis, en Europe en URSS sont au premier chef responsables de la prolifération planétaire de ces armes, les gouvernements de ces pays ayant livré les technologies nécessaires à leur production aux régimes tyranniques qui étaient alors (et pour nombre d'entre eux sont encore) de bons alliés.

Mais les dirigeants Américains et Européens, et l'OTAN, leur coalition armée, s'inquiètent également d'autres menaces. Ainsi que le signalent deux économistes de la défense  réputés, dans un livre intitulé "L'économie politique de l'OTAN" , les interventions auxquelles l'OTAN doit se préparer découlent des "disparités économiques et sociales croissantes qui pourraient nourrir les révolutions du vingt-et-unième siècle, lorsque le désespoir cède la place à la violence. Des révolutions qui peuvent se propager dans les pays peuvent créer des instabilités politiques qui pourraient interrompre les lignes d'approvisionnement des pays africains et asiatiques riches en ressources minérales" [1] . L'odeur du pétrole était prégnante dans la guerre contre l'Irak, contre la Serbie, et elle est encore forte dans la guerre en Afghanistan. D'ailleurs, selon le journal des milieux d'affaires Les Echos du 18 octobre 2001, "Les pétroliers guettent (sic) la fin du conflit afghan" .

L'interruption de l'approvisionnement en ressources minérales n'est qu'un des spectres qui hantent les dirigeants occidentaux. Parmi les intérêts vitaux, ceux qui exigeraient une intervention militaire, les membres d'un panel d'experts américains parmi lesquels figuraient Condeleeza Rice, Conseiller à la sécurité du Président Bush, l'économiste Paul Krugman, , incluent la défense de la globalisation, c'est-à-dire  «le maintien de la stabilité et de la viabilité des systèmes globaux majeurs que sont les réseaux commerciaux, financiers, de transports et d'énergie, l'environnement» (notons que la déclaration issue du sommet de l'Otan de Washington en avril 1999 dit la même chose).

On sait que les Etats-Unis ont une longue tradition d'intervention militaire (en Amérique, au Moyen-Orient) à chaque fois que la rente pétrolière captée par leurs compagnies est menacée. L'extension de la notion d'«intérêts vitaux» aux réseaux commerciaux et financiers globaux élargit considérablement le spectre de la sécurité nationale. Le refus d'un pays d'ouvrir son marché intérieur aux produits américains est une violation des règles de l'OMC. Sera-t-il désormais considéré comme une atteinte à la «stabilité» et à la «viabilité» de la globalisation ? Le refus d'un pays de continuer à verser des intérêts au titre d'une dette qui constitue une véritable rente perpétuelle à acquitter au capital financier sera-t-il considéré comme une atteinte aux intérêts des fonds de placement américains, et justiciable de mesures de rétorsion militaire ? Et que se passerait-il dans l'hypothèse où un gouvernement déciderait la nationalisation d'actifs étrangers, alors que son interdiction demeure, malgré l'échec de l'AMI, un objectif prioritaire des Etats-Unis dans les négociations internationales ?

Ces intérêts vitaux liés à la défense de la globalisation exigent entre autres choses de la part des Etats-Unis et de leurs alliés le renforcement des programmes destinés à la "guerre urbaine" , où les soldats sont équipés de façon à faire face à la guerre civile. D'où les recherches développées sur les "armes dites non létales" destinées à combattre au moins autant les populations civiles des grandes agglomérations du continent latino-américain (les rapports des experts sont particulièrement attentifs au "risque" Mexicain) que des armées adverses. Mais il n'est pas question pour autant d'abandonner les grands programmes technologiques. Tous les groupes militaires auront leur part du gâteau, le gâteau étant un budget militaire en forte hausse.

LES DEPENSES MILITAIRES, au coeur de la « nouvelle nouvelle économie » américaine ?

Au moment des attentats terroristes, l’économie américaine  artificiellement gonflée aux hormones du crédit à la consommation et d'un déficit extérieur gigantesques était déjà en récession. Les mesures annoncées par l’administration Bush après les attentats et qui doivent recevoir l’agrément du Congrès, sont essentiellement axées sur la défense des capital menacé par la crise, et au premier chef celui des compagnies aériennes. Pendant qu’elles recevaient 15 milliards de dollars d’aide fédérale d'urgence, ces compagnies ont procédé au licenciement sans aucun préavis de 100000 salariés. Une autre partie de l'aide fédérale, d’environ  20  milliards de dollars est déjà inscrite au budget militaire, cette somme étant qualifiée par le secrétaire adjoint à la défense, Paul Volfowitz, de simple acompte ("just a downpayment") . Le budget militaire des Etats-Unis pourrait alors atteindre 375 milliards de dollars en 2002 (soit 66 milliards de dollars d'augmentation par rapport à 2001) et on parle d'ores et déjà de 400 milliards de dollars en 2003.

L’enthousiasme des groupes de la défense, de leurs actionnaires, ne s’est pas fait attendre. Le sentiment général, est que les actes du 11 septembre donnent une formidable opportunité pour augmenter les dépenses militaires dans des proportions inouïes. Plus encore que dans d’autres domaines, toute contestation sur ces augmentations vous identifient à un « ennemi de l’intérieur » . Pour financer ces dépenses supplémentaires, le Congrès aura à puiser dans les excédents des comptes de la Sécurité sociale, dont les partisans de sa destruction au profit d’un système de retraite par capitalisation, prétendent, comme en France, qu’ils pourraient être en déficit……à l’horizon 2015.

Les niveaux gigantesques de dépenses militaires vont servir à poursuivre le développement et la production de certains programmes, confirmer des pistes de recherche pour de nouvelles générations de matériels, lancer de nouvelles études. Le programme de défense anti-missile se voit paré de nouvelles vertus antiterroristes. Estimé selon certains à un coût total de 240 milliards de dollars, il vient de bénéficier de crédits supplémentaires dans le budget 2002. Le programme JSF, avion de combat destiné à équiper les armées américaines, était fortement contesté en raison de son coût exorbitant (200 milliards de dollars)  y compris au sein des cercles dirigeants militaires et civils américains. Trois semaines après les attentats, le programme et son vainqueur était officiellement lancé, et Lockheed Martin désigné comme maître d'œuvre. Mais tous les autres contractants recevront également la maîtrise d'œuvre de  programmes majeurs.

Des commentaires hâtifs ont parlé à propos de ces dépenses publiques de plan  keynésien de relance. On laissera aux économistes keynésiens le soin de se défendre contre de telles affirmations. Observons d'abord que la création monétaire massive à l'initiative de la Réserve Fédérale (à un rythme deux fois supérieur à celui de l'économie réelle) a pour objectif principal de permettre aux emprunteurs de continuer à acquérir des actions et obligations, dont les rendements réels demeurent très attractifs. Comme cela a été le cas depuis vingt ans dans chaque crise, la Banque centrale américaine alimente en munitions (en liquidités) les institutions du capital financier, comptant une fois de plus que les places financières américaines continueront à drainer les capitaux du reste du monde sur lesquels repose une partie importante de leur prospérité. Cette prime au capital rentier placé aux Etats-Unis est un des facteurs d'étouffement de l'économie mondiale depuis la dite "crise asiatique" de 1997. Quant à l'augmentation des dépenses militaires, leurs effets d'entraînement sur l'économie américaine resteront limités, elles profiteront pour l'essentiel : aux groupes de l'armement eux-mêmes dont la demande aux autres secteurs industriels est limitée, aux versement de dividendes à leurs actionnaires institutionnels et aux multiples formes d'augmentation de revenus (dont les stock-options) que se verseront les dirigeants.

Si les dépenses militaires doivent avoir un autre effet que la prospérité des groupes de l'armement, c'est par leur pouvoir d'attraction sur des groupes appartenant aux industries des technologies de l'information et des biotechnologies. La "sécuritisation" des équipements informatiques, le recours accru aux technologies de l'information dans les systèmes d'armes, la guerre chimique et bactériologique que l'Administration américaine n'hésitera pas à mener à plus grande échelle vont élargir l'influence de l'appareil militaro-industriel et sécuritaire à de nouveaux secteurs d'activité et technologies.  A l'heure où les mirages de la "nouvelle économie" se sont évanouis aux Etats-Unis et où la poursuite d'une accumulation rentière fait sentir ses effets dévastateurs sur une grande partie de la planète, la consolidation de l'appareil militaro-industriel et sécuritaire vise également à faire face aux mouvements sociaux qui, dans les pays du sud mais également aux Etats-Unis et en Europe, refusent de continuer à payer le prix de la mondialisation du capital. L'appareil militaro-industriel américain est entré, après la fin de la "guerre froide" dans une nouvelle étape de son histoire dont l'après-11 septembre dessine avec plus de précision les contours et les objectifs. C'est bien dans cette voie, que les dirigeants de l'Union européenne s'engagent également .

 

 



[1] T. Sandler et K. Hartley, The Political econoy of NATO : Pas, Present, and into the 21th Century, Cambridge University Press, 1998

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