Medias
en guerre : des attentats à la prise de Kaboul Quelques
mots, en dix minutes, pour dégager les tendances lourdes à l’œuvre dans les
médias français, sans entrer dans les détails et sans multiplier les
exemples. Mais sans céder au petit chantage qui veut que l’on ne critique pas
trop les médias, pour ne pas indisposer les journalistes, dans l’espoir de
gagner leurs faveurs. Comme s’il fallait
s’interdire critiquer l’école ou l’enseignement pour épargner les
enseignants. C’est
vrai : nombre de journalistes font leur métier aussi bien qu’ils le
peuvent, souvent avec courage et certains l’ont payé de leur vie. Mais ceux-là
n’exercent pas le même métier que les rédacteurs en chef, les éditorialistes
et les présentateurs qui pilotent les machines médiatiques. La plupart
d’entre elles ont essayé de faire passer cette guerre pour légitime et
efficace. I. Comment la guerre
devint légitime
1. Evénement -.
Tout commence pour les médias – puisqu’ils ne cesseront d’y revenir comme
une origine absolue – avec l’événement : les attentats du 11
septembre.
Pourtant,
un certain délais d’émotion et de décence étant passé, il faut tenter de
“ comprendre ” 2. Causes
-. L’événement peut paraître sans antécédent : il n’est pourtant
pas sans causes. Il faut donc expliquer.
Pourquoi ? Parce que, comme nous dit doctement Jean-Marie Colombani, nous devons aux USA, notre liberté. Ceux qui ne leur doivent que des agressions militaires, leur soutien à des régimes d’oppression, et une large part de leur misère sont hors-jeu, irrationnels. On peut, certes, comme Laurent Joffrin nous y invite, s’exercer à faire preuve d’un peu d’ “ empathie provisoire ” (Le Nouvel Observateur du 20-26 septembre), mais avec toute la condescendance qui revient aux dépositaires de la liberté et de la raison. Par
conséquent, la communion obligatoire avec “ les ” américains,
suffit à identifier clairement l’adversaire : l’ “ antiaméricanisme ”.
Une bien joie notion qui amalgame tout et n’importe quoi et permet de découvrir
ensuite que l’adversaire est protéiforme, étant la somme de tout et de
n’importe quoi, “ antimondialistes ” en tête. La guerre médiatique
est alors déclarée. Une guerre dans laquelle les éditorialistes font
office de généraux. Les éditorialistes officiels :
attitrés comme Jacques Julliard et Claude Imbert ou moins titrés,
comme Bernard Guetta ou Delfeil de Ton. Les éditorialistes officieux :
associés comme BHL ou Alain Minc ou auxiliaires, comme Pascal Bruckner ou
Alain Finkielkraut. De leurs plumes généreuses, ne jaillit qu’un seul cri
d’encre : haro sur l’ “ anti-américanisme ”. (Bientôt
suivi d’un autre, quand notre appel sera partiellement rendu public :
haro sur les intellectuels ! ) Une fois l’explication expurgée et les camps partagés, l’entreprise de légitimation de la guerre est achevée. Et Le Point publie dès le 28 septembre, pour que nous puissions suivre agréablement la guerre programmée, un dépliant en papier glacé qui nous propose " La carte des opérations ". Le
7 octobre la guerre est déclenchée. Comment la rendre efficace ? Les médias
dominants tentent alors d’apporter leur modeste contribution… II. Comment la guerre
devint efficace
“ Une
guerre sans images et sans témoins ”, proclament les médias.
Mais non sans journalisme qui contribue à l’effort de guerre en
mobilisant un lexique, une déontologie, une posture, 1. Lexique –.
On pourrait multiplier les
exemples du lexique de guerre. Deux suffiront.
Terrorisme :
peut se dire de n’importe quel acte de violence aveugle, de préférence quand
il touche des victimes occidentales. Son usage peut être prudemment distinctif :
on parlera donc, dans tel éditorial du Monde, du “ terrorisme d’Etat,
mais pour ne l’appliquer au sein de “ l’Alliance ”, qu’à la
Russie et la Chine. Son usage peut être généreusement extensif : ainsi,
dans Le Figaro, on se saisira de l’occasion pour l’étendre
au “ terrorisme quotidien ” (des jeunes délinquants) et au
“ terrorisme syndical ” (des ouvriers de Moulinex), en expliquant
que tous sont des apprentis “ islamistes ”. (Le Figaro, 2
et 16 novembre 2001) Victimes
civiles :
sont indubitablement innocentes quand elles sont américaines, et perdent cet
adjectif, pour devenir accidentelles quand elles sont afghanes. N’étant que
ces œufs qu’il faut casser pour faire de bonnes omelettes militaires, comme
nous l’explique notamment, dans Le Point, Bernard-Henri Lévy, par
ailleurs grand reporter associé au Monde et à ses dignitaires. 2. Déontologie
-. Elle tient en quelques règles qui permettent d’afficher l’indépendance
du journalisme On peut se contenter d’en relever trois.
Règle n°1 : Ne tenir pour vraies que les informations qui viennent de sources indépendantes. Pour le reste user du conditionnel. Mais le conditionnel conditionne :
Règle
n°2 :
Pratiquer en permanence une autocritique de préférence autosatisfaite. Lors de
la guerre du Kosovo, les médias, par la bouche de Laurent Joffrin, furent déclarés
“ exemplaires ”. On se doute que cette fois, ils se jugent “ exceptionnels ”,
et que lors de la prochaine guerre, ils seront, comme le dit Serge Halimi,
proprement “ époustouflants ”. Règle
n°3 :
Multiplier les tribunes libres et les pages de “ débats ”
qui permettent de fusionner l’expression démocratique et son simulacre et de
conforter une ligne éditoriale favorable à la guerre en ménageant un espace
à sa contestation. Pour
consacrer leur “ indépendance ”, il
suffit alors aux médias dominants d’afficher une posture. 3. Posture -. Installés
dans l’évidence de la guerre légitime, les médias sont pris de court tant
qu’elle paraît militairement “ inefficace ” : du moins
jusqu’à “ la prise de Kaboul ”.
L’humanitaire
est-il confondu avec le militaire ? On donne assez largement la parole à
ceux qui contestent cette confusion, quitte à affirmer, comme Claire Tréan
dans Le Monde, que les humanitaires ont - je cite - des “ états
d’âme ” et que leurs arguments relèvent – je cite encore – de “ subtilités
théologiques ” Le
droit international est-il bafoué ? On fera un dossier complet,
- mais le plus tard possible - pour nous expliquer que tout est désormais
légal et que ce qui est légal est légitime. La
guerre déçoit-elle les attentes des médias belligérants ? La presse
dominante doit alors faire état de ses malaises. L’éditorialiste anonyme du Monde,
par exemple “ de référence ”,
multiplie les conseils de prudence ou les admonestations vertueuses à
l’intention des “ décideurs ”. Libération ira même
jusqu’à recommander à Bush de changer de stratégie, mais sans renoncer à
la guerre. Bref,
la presse écrite ne se départit pas du rôle de conseiller politique et
militaire.
Alors
elles font leur possible pour agrémenter les rares informations et les rares
images qu’elles obtiennent de quelques reportages à la frontière ou auprès
des forces de l’Alliance du Nord. Mais comme la guerre dure, le filon s’épuise
et l’audience menace de baisser… Heureusement, d’autres faits divers
viennent à la rescousse : la mort accidentelle d’une championne de ski, une
catastrophe dans un tunnel … Telle
est la loi du petit écran : le comble de la désinformation, ce sont –
mensonges et trucages mis à part – les
informations lacunaires agrémentées d’explications fragmentaires, qui épousent
l’évidence de la juste guerre et …le “ rythme de l’actualité ”. Bref,
la télévision ne se départit pas du rôle de narrateur et d’illustrateur
complaisant.
On
l’a compris : Il serait faux d’affirmer que les médias dominants ont
épousé la propagande de guerre de la “ Sainte Alliance ”;
ils se sont contentés d’apporter à cette guerre le renfort de leur
propre propagande. Une
propagande qui appelle une critique intransigeante et vigilante.
Intransigeante, dans la mesure où les machines médiatiques font office
d’ auxiliaires de la guerre sans fin des grandes puissances, même si nombre
de journalistes tentent de se soustraire à cette fonction. Vigilante, dans la
mesure où les débats où ils nous concèdent parfois d’intervenir sont médiatiquement
orchestrés pour légitimer – démocratiquement - leurs options guerrières.
Henri Maler, 2 décembre 2001. |