Medias en guerre : des attentats à la prise de Kaboul
Henri Maler

 

Quelques mots, en dix minutes, pour dégager les tendances lourdes à l’œuvre dans les médias français, sans entrer dans les détails et sans multiplier les exemples. Mais sans céder au petit chantage qui veut que l’on ne critique pas trop les médias, pour ne pas indisposer les journalistes, dans l’espoir de gagner leurs faveurs. Comme s’il  fallait s’interdire critiquer l’école ou l’enseignement pour épargner les enseignants. 

C’est vrai : nombre de journalistes font leur métier aussi bien qu’ils le peuvent, souvent avec courage et certains l’ont payé de leur vie. Mais ceux-là n’exercent pas le même métier que les rédacteurs en chef, les éditorialistes et les présentateurs qui pilotent les machines médiatiques. La plupart d’entre elles ont essayé de faire passer cette guerre pour légitime et efficace.

I. Comment la guerre devint  légitime

  Dans un moment d’égarement – dont il se remettra très vite – Serge July, dans Libération du 13 septembre, proclame : " La meilleure défense contre le terrorisme, ce n’est pas la guerre, c’est la justice ". Pourtant,  entre la justice, œuvre de longue haleine – et la guerre, dut-elle être longue, voire sans fin, les médias dominants ont choisi la guerre. Reste à observer comment.

1. Evénement -. Tout commence pour les médias – puisqu’ils ne cesseront d’y revenir comme une origine absolue – avec l’événement : les attentats du 11 septembre.

  • L’événement est inédit et spectaculaire. Les télévisions se chargent alors de transformer l’événement spectaculaire en spectacle de l’événement. Et la presse écrite se charge de transformer cet événement inédit en événement sans antécédents : un tournant absolu dans l’histoire du monde.

  •  L’événement est tragique. Les massacres suscitent une solidarité légitime avec les victimes.  Les télévisions se chargent alors de transformer la compassion en spectacle de la compassion.  Et la presse écrite se charge – elle ne fut pas la seule – à transformer le devoir de solidarité avec les victimes en devoir de communion avec le peuple américain et avec ses dirigeants. Le Monde remplit alors sa fonction  de quotidien de référence, puisque tous les médias ne cesseront de le répéter : “ nous sommes tous américains ” ! 

  •  L ‘événement est donc spectaculaire et tragique. Mais de même que n’importe fait divers peut être présenté comme un événement, n’importe quel événement peut se transformer en fait divers : c’est donc comme un fait divers, mais gigantesque, que la télévision met en scène récits, images et témoignages sur l’événement et ses conséquences. 

Pourtant, un certain délais d’émotion et de décence étant passé, il faut tenter de “ comprendre ”

2. Causes -. L’événement peut paraître sans antécédent : il n’est pourtant pas sans causes. Il faut donc expliquer.

  •   La cause du terrorisme ne pouvant être que l’existence des terroristes, l’affaire est promptement bouclée. Encore faut-il expliquer le terrorisme : éditorialistes des médias et experts auprès des médias nous assènent alors doctement que le fondamentalisme s’explique par le fondamentalisme. Les causes étant  identifiées, la traque peut commencer : l’investigation prépare l’intervention.

  •  Une investigation délibérément tronquée. Car il expressément interdit de passer des causes immédiates des actes de terreur et de l’extension du fondamentalisme, aux conditions qui les ont favorisés. On trouve ainsi d’innombrables maîtres-tanceurs, éditorialistes professionnels ou occasionnels, pour  éructer gravement que comprendre revient à justifier, qu’il faut oublier les conditions qui rendre possible et ne retenir que les causes qui déclenchent. Tout le reste est tentative perverse de culpabilisation de l’Occident, voire des victimes.

  • Un prodigieux ethnocentrisme s’empare  alors des médias. Pour le justifier, il suffit de se convaincre que “ nous sommes tous américains ”.

Pourquoi ? Parce que,  comme nous dit doctement Jean-Marie Colombani, nous devons aux USA, notre liberté. Ceux qui ne leur doivent que des agressions militaires, leur soutien à des régimes d’oppression, et une large part de leur misère sont hors-jeu, irrationnels. On peut, certes, comme Laurent Joffrin nous y invite,  s’exercer à faire preuve d’un peu d’ “ empathie provisoire ” (Le Nouvel Observateur du 20-26 septembre), mais avec toute la condescendance qui revient aux dépositaires de la liberté et de la raison.

Par conséquent, la communion obligatoire avec “ les ” américains, suffit à identifier clairement l’adversaire : l’ “ antiaméricanisme ”. Une bien joie notion qui amalgame tout et n’importe quoi et permet de découvrir ensuite que l’adversaire est protéiforme, étant la somme de tout et de n’importe quoi, “  antimondialistes ” en tête. La guerre médiatique est alors déclarée.  Une guerre dans laquelle les éditorialistes font office de généraux. Les éditorialistes officiels :  attitrés comme Jacques Julliard et Claude Imbert  ou moins titrés, comme Bernard Guetta ou Delfeil de Ton. Les éditorialistes officieux : associés comme BHL ou Alain Minc  ou auxiliaires, comme Pascal Bruckner ou Alain Finkielkraut. De leurs plumes généreuses, ne jaillit qu’un seul cri d’encre : haro sur l’ “ anti-américanisme ”. (Bientôt suivi d’un autre, quand notre appel sera partiellement rendu public : haro sur les intellectuels ! )

Une fois l’explication expurgée et les camps partagés, l’entreprise de légitimation de la guerre est achevée.  Et Le Point publie dès le 28 septembre, pour que nous puissions suivre agréablement la guerre programmée, un dépliant en papier glacé qui nous propose " La carte des opérations ". 

Le 7 octobre la guerre est déclenchée. Comment la rendre efficace ? Les médias dominants tentent alors d’apporter leur modeste contribution…

II. Comment la guerre devint efficace

“ Une guerre sans images et sans témoins ”, proclament les médias.  Mais non sans journalisme qui contribue à l’effort de guerre en mobilisant un lexique, une déontologie, une posture,

1. Lexique –.  On pourrait multiplier les exemples du lexique de guerre. Deux suffiront.

Terrorisme : peut se dire de n’importe quel acte de violence aveugle, de préférence quand il touche des victimes occidentales. Son usage peut être prudemment distinctif : on parlera donc, dans tel éditorial du Monde, du “ terrorisme d’Etat, mais pour ne l’appliquer au sein de “ l’Alliance ”, qu’à la Russie et la Chine. Son usage peut être généreusement extensif : ainsi, dans Le Figaro, on se saisira de l’occasion pour l’étendre  au “ terrorisme quotidien ” (des jeunes délinquants) et au “ terrorisme syndical ” (des ouvriers de Moulinex), en expliquant que tous sont des apprentis “ islamistes ”. (Le Figaro, 2  et 16 novembre 2001)

Victimes civiles : sont indubitablement innocentes quand elles sont américaines, et perdent cet adjectif, pour devenir accidentelles quand elles sont afghanes. N’étant que ces œufs qu’il faut casser pour faire de bonnes omelettes militaires, comme nous l’explique notamment, dans Le Point, Bernard-Henri Lévy, par ailleurs grand reporter associé au Monde et à ses dignitaires.

2. Déontologie -. Elle tient en quelques règles qui permettent d’afficher l’indépendance du journalisme On peut se contenter d’en relever trois.

Règle n°1 : Ne tenir pour vraies que les informations qui viennent de sources indépendantes. Pour le reste user du conditionnel. Mais le conditionnel conditionne :

  •  Conditionnel qui majore, pendant la guerre du Kosovo qui nous valut cette envolée de Jean-Pierre Pernaut : “ il  y aurait 100 000 ou 200 000 victimes, tout ça au conditionnel bien sûr ”

  • Conditionnel qui minore, pendant cette guerre, puisqu’ il y a aurait de  nombreuses victimes civiles, selon les taliban. A mettre donc au conditionnel, “ bien sûr ”.

Règle n°2 : Pratiquer en permanence une autocritique de préférence autosatisfaite. Lors de la guerre du Kosovo, les médias, par la bouche de Laurent Joffrin, furent déclarés “ exemplaires ”. On se doute que cette fois, ils se jugent “ exceptionnels ”, et que lors de la prochaine guerre, ils seront, comme le dit Serge Halimi, proprement “ époustouflants ”.

Règle n°3 :  Multiplier les tribunes libres et les pages de “ débats ” qui permettent de fusionner l’expression démocratique et son simulacre et de conforter une ligne éditoriale favorable à la guerre en ménageant un espace à sa contestation.

Pour consacrer leur “ indépendance ”, il  suffit alors aux médias dominants d’afficher une posture.

3. Posture -. Installés dans l’évidence de la guerre légitime, les médias sont pris de court tant qu’elle paraît militairement “ inefficace ” : du moins jusqu’à “ la prise de Kaboul ”.

  • La presse écrite doit faire face à quelques questions.

L’humanitaire est-il confondu avec le militaire ? On donne assez largement la parole à ceux qui contestent cette confusion, quitte à affirmer, comme Claire Tréan dans Le Monde, que les humanitaires ont - je cite - des “ états d’âme ” et que leurs arguments relèvent – je cite encore – de “ subtilités théologiques ” 

Le droit international est-il bafoué ? On fera un dossier complet,  - mais le plus tard possible - pour nous expliquer que tout est désormais légal et que ce qui est légal est légitime.

La guerre déçoit-elle les attentes des médias belligérants ? La presse dominante doit alors faire état de ses malaises. L’éditorialiste anonyme du Monde, par exemple “ de référence ”,  multiplie les conseils de prudence ou les admonestations vertueuses à l’intention des “ décideurs ”. Libération ira même jusqu’à recommander à Bush de changer de stratégie, mais sans renoncer à la guerre.

Bref, la presse écrite ne se départit pas du rôle de conseiller politique et militaire.

  •  Quant aux télévisions.  comme TF1 ou France 2, elles doivent faire face à l’audimat.

Alors elles font leur possible pour agrémenter les rares informations et les rares images qu’elles obtiennent de quelques reportages à la frontière ou auprès des forces de l’Alliance du Nord. Mais comme la guerre dure, le filon s’épuise et l’audience menace de baisser… Heureusement, d’autres faits divers viennent à la rescousse : la mort accidentelle d’une championne de ski, une catastrophe dans un tunnel …

Telle est la loi du petit écran : le comble de la désinformation, ce sont – mensonges et trucages mis à part –  les informations lacunaires agrémentées d’explications fragmentaires, qui épousent l’évidence de la juste guerre et …le “ rythme de l’actualité ”.

Bref, la télévision ne se départit pas du rôle de narrateur et d’illustrateur complaisant.

 

On l’a compris : Il serait faux d’affirmer que les médias dominants ont épousé la propagande de guerre de la “ Sainte Alliance ”;  ils se sont contentés d’apporter à cette guerre le renfort de leur propre propagande.

Une propagande qui appelle une critique intransigeante et vigilante.  Intransigeante, dans la mesure où les machines médiatiques font office d’ auxiliaires de la guerre sans fin des grandes puissances, même si nombre de journalistes tentent de se soustraire à cette fonction. Vigilante, dans la mesure où les débats où ils nous concèdent parfois d’intervenir sont médiatiquement orchestrés  pour légitimer – démocratiquement - leurs options guerrières.

Henri Maler, 2 décembre 2001.

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