L'étrange mise
en "débat" d'un appel contre la guerre
Ceci est une petite histoire, pas bien passionnante, et pas très facile à suivre, mais tellement significative... 1. Le dimanche 14 octobre un appel contre la guerre, accompagné de 113 signatures, est envoyé au journal Le Monde pour être rendu public. Seulement Le Monde? Oui, car la coutume et les règles de la concurrence veulent que les autre journaux ne publient pas de tels textes, quand ils sont déjà été publiés dans d'autres organes de presse. Etrange "coutume" en vérité, dont on ne tardera pas à mesurer les effets collatéraux. Il faudra attendre le samedi suivant pour que cet appel soit partiellement publié. Pourquoi un tel délais? Parce que, semble-t-il, aucun nom suffisamment célèbre ne figurait parmi les signataires. Mais entre temps Pierre Vidal-Naquet a signé le texte... Ainsi, dans Le Monde daté du 21-22 octobre, les lecteurs ont pu prendre connaissance de fragments d'un "appel de 113 intellectuels", qui étaient déjà plus de 200 au moment de la publication (et qui sont plus de 600 au moment où j'écris). Qu'importe si ce texte se présentait comme une appel de "chercheurs, universitaires et syndicalistes" : "intellectuels" fait plus chic, et aucun syndicaliste ne saurait rougir de l'appellation... D'autant que l'article précise les qualités et origines de la plupart des signataires. Une publication en dernière page - donc en "bonne" page, apparemment - mais non dans les pages "Horizon-débats. Pourquoi? Mystère... Trop nombreux? Pas assez "intellectuels"? Trop "appel"? Pas assez "débat"? Une publication tronquée, flanquée d'un tri aléatoire de signatures, comme d'hab'. Pourquoi des "extraits"? Pas de place? Trop long? Critère du tri? Mystères... Mais ce ne sont là que des pécadilles... 2. C'est pourtant ce texte partiel, présenté comme un appel des 113 "intellectuels" qui deviendra, par allusions entendues, citations tronquées, approximations intéressées, la proie des éditorialistes zélés de journaux qui se garderont bien de publier à leur tour l'objet du délit. Une vraie cohue : Alain Minc, Président tous terrains, portait une banderolle, Delfeil de Ton et Bernard Guetta ouvraient cortège, suivis d'une ribambelle de folliculaires. On vit même paraître le même jour - coïncidence fortuite - deux tribunes de la rédaction des Temps modernes : la première de Claude Lanzmann dans Le Monde, la seconde de Liliane Kandel dans Libération. Ainsi Claude Lanzmann bénéficie d'une tribune libre et intégrale dans les pages "Horizons-débats" ( Le Monde daté du 6 novembre) consacrée, pour l'essentiel, à l'appel dont Le Monde n'a publié que des extraits. Et pour faire bonne mesure, deux jours plus tard, Le Monde publie - toujours dans les pages "Horizons-débats" une tribune libre et intégrale d'un "collectif d'intellectuels" (comme l'annonce le quotidien à la "Une"): ils sont douze (autour de Stéphane Courtois) à dénoncer l'appel et ses signataires. Mais ce ne sont là que banalités... 3. Publiant donc le Lundi 5 novembre la tribune de Liliane Kandel, Libération la fait précéder d'un chapô, ainsi rédigé : "Dans leur manifeste contre la guerre, 113 intellectuels accablent une fois de plus les Etats-Unis. Combien d'attentats leur faudra-t-il pour dénoncer les terroristes? " Bien que ce chapô n'ait pas dû émouvoir l'auteur de la tribune, il en déforme le sens : Liliane Kandel se borne - si l'on peut dire - à dénoncer une condamnation des attentats qui serait indifférente à l'atrocité et à la singularité du crime.Plus précisément, la phrase de Liliane Kandel qui inspire le chapô et qui sert de conclusion à l'article, dit ceci: "Combien faudra-t-il encore d'attentats, de bombardements et de morts pour qu'enfin se réveillent du long sommeil de la raison «pacifiste» les pétitionnaires et tous ceux qui les suivent?". Question : mise en page ou mise en condition? Ce n'est pas tout. 4. Catherine Lévy et Alexandre Bilous rédigent une réponse à Liliane Kandel. Elle paraît dans Libération du 10-11 novembre, ... mais flanquée - sur la même page - d'une réponse immédiate et définitive de Liliane Kandel. Ainsi, avant même d'être publiée, la réplique de Catherine Lévy et Alexandre Bilous a été communiquée à Liliane Kandel... Dans un courrier adressé à Michel Helvig, Catherine Lévy et Alexandre Bilous protestent contre - c'est le moins qu'ils pouvaient en dire - le manque de "fair play" d'un tel procédé. Ce qui leur vaut, le jour même, une réponse de Michel Helvig qui invoque l'intérêt d'une telle "mise en page" ...pour la clarté du débat. Un débat que Libération avait "introduit" ... en publiant le 31 octobre (page 6) un entretien avec Pierre Vidal-Naquet qui ne retient que deux phrases de l'appel... dont le texte intégral - pourtant court - n'est paru nulle part. Pour la clarté du débat? Ajoutons enfin que, curieusement, les deux textes ( la réponse de Catherine Lévy et Alexandre Bilous et la réponse à la réponse) paraissent non dans la rubrique "Rebonds", mais dans la rubrique "Courrier" .Qui nous dira à quels critères obéit une telle distinction et quel est son sens? On devine pourtant que la publication en page "Courrier" est une façon déguisée de déclasser le texte de Catherine Lévy et d'Alexandre Bilous qui, du même coup, n'est pas disponible sur le site de Libération. Question : mise en page ou mise au pilori? En tout cas lorsque Jacques Julliard, qui dispose d'une tribune permanente dans Le Nouvel Observateur et sur LCI, demandera à sortir de la clandestinité pour éructer à son tour, Libération lui offrira deux pages d'hospitalité... Ce ne sont là que petits tripatouillages sans importance... ...Mais qui permettent de se poser beaucoup de questions non seulement sur les médias, mais aussi sur une façon peu réfléchie de les fréquenter...
|