10 MARS 2003 

Agression sans cause et crimes de guerre contre

les populations civiles iraqiennes.

 

        Christine Delphy, Directrice de recherche au CNRS (membre de la CICG)

 

Les Etats-Unis, aidés de la Grande-Bretagne, ont déjà commencé à envahir l’Iraq sans feu vert du conseil de sécurité de l’ONU. La plupart des commentaires se concentrent sur ce qu’on peut attendre de la guerre, en bien (les commentaires américains) ou en mal (les autres). On parle des raisons " réelles " de la guerre --pétrole et/ou nouvel ordre mondial--, de la possibilité ou non de prévenir la guerre au dernier moment, de l’effet " démocratisateur " ou déstabilisateur sur la région du renversement du régime iraqien, etc. Beaucoup d’encre a été répandue aussi pour disputer l’assertion américaine selon laquelle l’Iraq viole " la résolution 1441 ". La question de la légalité de l’intervention américano-britannique n’est quasiment jamais abordée[1]; leur violation de la Charte de l’ONUelle est pourtant beaucoup plus patente que les " manquements " hypothétiques de l’Iraq. Cependant, les médias, suivant en cela le ton adopté au Conseil de sécurité, discutent de l’efficacité comparée de la guerre et de la paix, et non du droit de ces nations à envahir un autre pays. Le fait essentiel : que cette guerre est une guerre d’agression, qu’elle est illégale et devrait être condamnée formellement par l’ONU[2] comme le demandent de plus en plus de juristes rassemblés de par le monde, est passé sous silence.[3

Mais la guerre américaine ne sera pas illégale uniquement parce qu’elle ne répond pas aux critères de la Charte des Nations-Unies qui la rendraient légitime. Elle sera illégale d’autres points de vue juridiques également importants : ceux du droit humanitaire international, dont les Conventions de Genève constituent l’épine dorsale. Car la guerre sera faite-- que ce soit volontairement ou non importe peu-- aux civils.

Or on parle de l’avant-guerre et de la guerre du seul point de vue des assaillants : déroulement militaire des opérations, risques courus par l’armée d’occupation ; puis on passe à " l’après-Saddam ", autrement dit à l’après-victoire anglo-américaine : durée de l’occupation américaine, modalités de cette occupation, protectorat ou gouvernorat, intégrité ou partition de l’Irak, etc.

Toutes ces questions se posent, certes, mais pourquoi faire l’impasse sur un moment central : la guerre elle-même, et ses conséquences pour le peuple iraqien? Quand on le mentionne, c’est uniquement, ou presque, pour se demander s’il est pour ou contre les USA, prêt à défendre Saddam Hussein ou à accueillir les soldats US en libérateurs. Là encore, c’est une bonne question. Mais pour agiter des petits drapeaux étoilés, il faut être sur pied : vivant, en relative bonne santé, et sans préoccupation plus pressante que de faire une haie d’honneur aux chars et aux fantassins.

 

Or les rapports des agences spécialisées de l’ONU (Programme alimentaire international, UNICEF), du Forum réunissant à Genève des représentants d’une trentaine de pays (les Etats-Unis ayant décliné l’invitation) ainsi que les discussions qui ont eu lieu le 25 février au Sénat américain parlent de scénarios bien différents. De ce qu’on appelle maintenant une  « crise humanitaire dévastatrice », c’est-à-dire de l’arrivée de la mort, de la maladie, de l’errance, de la perte de son logement, parfois de sa famille, pour des millions de civils victimes de ces fameux « dégâts collatéraux »..

 

Les Etats-Unis ont annoncé leur intention de tuer dans l’œuf toute velléité de résistance, par une tactique consistant à frapper de stupeur et de terreur (« shock and awe »). Tous les moyens seront bons, de la nouvelle bombe à souffle, super-coupeuse de marguerites qui anéantit tout dans un rayon de 500 m, aux armes nucléaires de terrain, aux armes chimiques -- armes interdites que l’Iraq est soupçonné de fabriquer, tandis que les USA ne font pas mystère de les posséder—à la nouvelle bombe « E » dite encore  « micro-ondes » :une arme qui lâchée à quelques mètres du sol, produit une immense vague électromagnétique et détruit instantanément tous les appareils électriques, centrales, semi-conducteurs, batteries, téléphones, ordinateurs.  

Les scénarios onusiens datent de décembre et ne traitent pas des morts ou des blessés par suite de bombardements. La catastrophe qu’ils prévoient est simplement la conséquence de la destruction de la plus grande partie des infrastructures iraqiennes, destruction qui aura lieu même si par miracle aucun civil n’était touché par une arme au cours de la guerre. Selon les experts onusiens, seront détruits : les centres de communication (téléphone), les moyens de communication terrestres et maritimes, les routes et les ports, les camions et les bateaux, le réseau ferré, tous les ponts (ce qui interdira toute liaison d’Est en Ouest). La totalité des centrales électriques sera détruite. La production du pétrole sera paralysée ou totalement arrêtée. Quels seront les effets sur les civils ?

Famine, exode et épidémies

 

L’eau potable est produite par des stations d’épuration, qui dépendent de stations de pompage, qui dépendent elles-mêmes du réseau électrique : sans électricité, 10 millions, et à plus long terme 18 millions de personnes seront privées d’eau potable. De plus, 5 millions de personnes dépendent d’un système de tout-à-l’égout, dont 4 millions à Bagdad. Ce système cessera de fonctionner. Les conséquences pour l’état sanitaire : des épidémies de méningite et d’oreillons, et des épidémies -- voire des pandémies-- de choléra et de dysenterie.

La population fuira,  comme dans toute guerre, dans le plus grand chaos; une partie tentera de gagner les pays voisins, surtout l’Iran. Quand tout sera fini, il y aurait, selon les estimations de l’ONU, plus d’un million de personnes déplacées à l’intérieur, tandis que 1 million et demi de personnes essaieront d’aller dans les pays voisins sans y parvenir puisque ceux-ci les placeront dans des camps de transit de part et d’autre de la frontière. Les personnes déplacées seront particulièrement " à risque " : sans toit, sans nourritures,  totalement démunies.

Ceux qui resteront sur place ne seront pas tellement mieux lotis. En effet, la population iraqienne ne jouit plus de l’état d’approvisionnement et des conditions de santé qui étaient les siens lors de la première guerre du Golfe. Et il ne s’agit pas non plus de la même guerre, mais d’une guerre totale avec invasion de troupes au sol. Celles-ci progresseront vite au Sud et au Nord, là où leur force supérieure ne laissera pas la possibilité d’une résistance; dans ce cas, les organisations humanitaires auront plus rapidement accès aux populations. Mais quid de Bagdad ? C’est là que l’on s’attend à une progression moins facile de l’armée anglo-américaine. Autrement dit, Bagdad subira un siège, dont les civils seront les otages.

Ils n’auront déjà plus d’eau potable, ni de lumière. Mais que mangeront-ils ? Ce problème ne se pose pas pour les seuls Bagdadis ; la population est en général très urbanisée. Sur 26 millions d’habitants de l’Iraq, 60 % soit 16 millions dépendent pour leur pain quotidien des rations versées dans le cadre du programme "  pétrole contre nourriture " [4] . Douze années d’embargo, par le chômage et la pauvreté qu’elles ont provoqués, ont eu l’effet de placer le peuple iraqien sous une dépendance accrue de l’Etat et donc du régime. Un réseau de 43 000 stations distribue tous les jours environ 1 million de " paniers ", en tout plus de 20 millions par mois. Toute désorganisation dans ce réseau entraînera des catastrophes pour les civils. Il suffira que l’un de ces agents soit absent — qu’il ait fui, ait été blessé ou tué --, ou que sa station ne soit pas approvisionnée — que la route soit coupée, que les camions soient réquisitionnés par l’armée ou détruits -- pour que des quartiers entiers soient privés de leur ration mensuelle.

 

Les stocks de médicaments existant en Iraq seront totalement insuffisants pour soigner les épidémies qui apparaîtront et les blessures entraînées directement ou indirectement par la guerre. Les agences de l’ONU ont fait des estimations des besoins en urgence pour s’occuper des populations accessibles par elles. Ces besoins sont énormes. L’ONU estimait en décembre qu’il faudrait fournir en nourriture et en eau potable 5 millions et demi d’Iraqiens; les dernières estimations de Lopes da Silva, directeur du Programme mondial d’alimentation de l’ONU à Bagdad portent ce chiffres à 10 millions de personnes six semaines après le début de l’invasion[5]. Il faudra de plus prendre en charge totalement 2 millions de réfugiés et " déplacés de l’intérieur "; fournir des médicaments et des toilettes chimiques pour 5 millions et demi de personnes, du matériel médical pour 100 000 blessés (mais on estime à 500 000 leur nombre), des abris de toile pour 1 million et demi de personnes, reconstruire les ponts et réorganiser les transports.

 

Mais ces besoins urgents ne sont pas grand-chose en comparaison des besoins auxquels l’ONU devra faire face dans l’année qui suivra l’invasion : nourriture et médicaments pour 23 millions de personnes, prise en charge des 2 millions et demi de réfugiés, dont un million et demi dans les pays voisins; alimentation thérapeutique d’un million et demi de femmes enceintes et d’enfants souffrant de malnutrition, traitement de l’eau pour 18 millions de personnes; abris d’urgence pour 3 millions et demi de personnes; matériel de déminage,  matériel pour reconstruire des ponts, véhicules de toutes sortes, etc.

Qui prendra cela en charge et qui paiera  ?

 

Le 25 février A. Natsios, administrateur de AID (Agence internationale de développement des USA) dit au Sénat américain que tout est prêt pour aider les populations. AID aurait déjà consacré 52 millions d’euros à de la nourriture " pré-installée " en Iraq par les agences de l’ONU[6] ; et le programme " pétrole contre nourriture " aurait en réserve 4 milliards d’euros pour acheter 7 mois de nourriture. Mais, comme le lui ont fait remarquer des sénateurs, cela ne marchera que si le réseau de distribution iraqien continue de fonctionner. Et que se passera-t-il au bout de 7 mois, si la production de pétrole ne peut pas reprendre, que les puits brûlent? A.Natsios a dû admettre que si le programme " pétrole contre nourriture " était perturbé pour une raison quelconque " ce serait désastreux [7] et que les USA devraient peut-être reconstruire 2500 écoles, ce qui en dit long sur l’étendue des destructions programmées. De plus les affirmations de Natsios sont contredites par Kenneth Bacon et George Rupp dans le Washington Post du 6 mars. Selon les experts humanitaires, les USA n’ont prévu que 3 millions de rations individuelles en guise d’aide alimentaire. Ils ont dépensé 2 milliards et demi de dollars pour envoyer des troupes dans le Golfe, mais n’ont donné qu’un million de dollars pour l’installation d’organisations humanitaires. Le Haut-commissariat aux réfugiés de l’ONU n’a encore que 20 des 60 millions de dollars qui lui sont nécessaires pour les tentes, les couvertures et le matériel pour les camps de réfugiés, alors même que ce moyens ne couvrent que 20% des besoins prévus .

 

Le coût des secours prévus par les agences onusiennes est bien supérieur aux sommes versées par les USA, puisque selon un porte-parole du Programme Mondial pour l’Alimentation de l’ONU, l’aide nécessaire se chiffrera en " centaines de millions de dollars ". Or, aux termes de la Convention de Genève, dès lors qu’ils occupent le pays et l’administrent, les USA deviennent responsables du sort des civils. Alors même que la 4è Convention de Genève stipule que cette responsabilité incombe à la puissance occupante, les USA ont dit ouvertement qu’ils s’attendent que ce soit la communauté internationale qui répare les dégâts et paie la facture via l’ONU et via les organisations humanitaires, ou par des contributions directes, y compris des pays ayant condamné leur intervention.

 

Qui sera responsable juridiquement des morts et des blessé ?

 

Qu’ils aient succombé sous les bombes, ou de faim, ou de maladie, dans la mesure où les civils meurent du fait, leur mort est moralement imputable à l’agresseur, comme le ressentent les millions de manifestants dans le monde qui s’opposent à la politique américaine précisément pour cette raison. Mais une fois la guerre déclarée, les préjudices causés aux civils apparaissent comme inévitables. Pourtant, le droit international impose à tous les belligérants d’épargner non seulement la vie, mais les biens des civils, de ne pas les mettre en danger directement ou volontairement. Mais de plus, dans ce cas précis, les opérations elles-mêmes étant frappées d’illégalité dès les départ, aucune excuse de " but militaire " ne saurait être admise pour justifier les « dommages collatéraux ».  Enfin, dès que les USA occuperont l’Iraq, ils deviendront responsables et donc comptables de l’ensemble des préjudices que peuvent subir les civils. Tout manquement à protéger ceux-ci lors d’un conflit armé est une violation de la 4è Convention de Genève ; et que cette protection soit la responsabilité de la puissance occupante est établi par plusieurs traités internationaux ratifiés par l’Irak et les USA, au premier rang desquels figure la 4è Convention de Genève, qui date de 1951 mais aussi le Protocole relatif au statut des réfugiés, de 1967, et les Conclusions du Haut commissariat aux réfugiés de l’ONU, ainsi que les Principes guides sur les déplacements internes de population, approuvés par l’AG de l’ONU en 1998 et qui renforcent la 4è Convention de Genève.

 

Ainsi, l’article 55 de la 4è Convention  oblige les USA, s’ils occupent l’Iraq, à assurer les besoins de la population civile en nourriture. De plus, tous les droits fondamentaux des populations civiles outre le droit à vivre : ceux à être soigné, éduqué, à se déplacer et à établir librement sa résidence doivent être sauvegardés par l’occupant. Là où il manquerait à les respecter ou à les faire respecter, elle se rendrait coupable d’une violation grave des Conventions de Genève. Or une violation grave est considérée comme un crime de guerre.

 

On voit mal comment, dans la situation apocalyptique que les agences onusiennes décrivent, les droits des 26 millions d’Iraqiens seront préservés, puisque leur simple droit à la vie est loin d’être garanti, au point que même des sénateurs américains s’en inquiètent. Cela signifie que les USA s’apprêtent à se rendre coupables de crimes de guerre à l’encontre des populations civiles iraqiennes.

 

D’autres pays s’apprêtent à violer le droit, puisque tous les pays limitrophes de l’Iraq ont annoncé qu’ils allaient fermer leurs frontières et refouler les réfugiés, alors que le principe du non-refoulement est un principe intangible du droit international humanitaire. Mais les USA n’ont pas prévu d’aider les pays voisins qui s’attendent à voir 1 millions et demi de personnes se masser à leur frontière. L’Iran ainsi que la Turquie préparent déjà des " camps de transit " dont la plus grande partie se situera sur le sol iraqien, d’où les réfugiés ne pourront pas sortir; ce seront donc en réalité des camps de détention d’une part, violant le droit des civils à circuler librement, et d’autre part des endroits particulièrement dangereux pour leur sécurité, comme l’expérience des " zones sécurisées " établies par les USA au Nord de l’Iraq lors de la première guerre du Golfe l’a montré[8]. On peut se demander qui sera responsable en dernière instance si ces pays faillissent à leur devoir d’assistance aux réfugiés, sinon les USA qui leur imposent cette charge comme au reste des membres de l’ONU comme ils en imposent le coût humain aux populations iraqiennes. 

 

Non contents de déclencher une agression militaire dont on doit exiger que l’ONU la condamne, les USA et la Grande-Bretagne s’apprêtent à perpétrer des crimes de guerre. Une requête visant à faire déclarer cette guerre illégale sera examinée le 10 mars par la Cour fédérale du Canada[9]; d’autres pays pourraient suivre cet exemple. Mais aucune de ces actions juridiques, pour indispensables qu’elles soient, n’arrivera à temps pour  les civils iraqiens : seul l’arrêt de la guerre peut encore les sauver.

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[1] Sauf très récemment et en termes pudiques par Kofi Annan dans Le Monde du 12.03.03.

[2]. Appel de juristes de droit international concernant le recours à la force contre l’Iraq, document ATTAC-France ;appel de 300 juristes publié dans le quotidien espagnol El Mundo ; appel de seize  juristes (dont un français) publié dans le quotidien britannique The Guardian du 7 mars (Le Monde, 9-10 mars 2003).

[3]. Une illustration caricaturale de ce silence est fournie par l’article  « Conflit irakien : les deux argumentaires », Le Monde, 8 mars 2003. Dans les 12 arguments énumérés par Daniel Vernet --5 pour la guerre et 7 contre – le sort des populations brille par son absence.

[4].  « Likely Humanitarian Scenarios », 10.12.2002,rapport strictement confidentiel de l’ONU, disponible en anglais sur le site : www.casi.org.uk/info/undocs/war021210scanned.pdf.

[5]. Kenneth Bacon et George Rupp, “Unready for the Aftermath”, Washington Post, 6 mars 2003.

[6].  New York Times «  US sketches Plans for Iraq Wartime Food Aid”, by Reuters, 24.02.2003.

[7]. New York Times «  US Issues Assurance on Food for Iraq during War », by Reuters, 24.02.2003.

[6].  New York Times «  US sketches Plans for Iraq Wartime Food Aid”, by Reuters, 24.02.2003.

[7]. Ne York Times «  US Issues Assurance on Food for Iraq during War », by Reuters, 24.02.2003.

[8]. Human Rights Watch Briefing Paper, “Iraqi Refugees, Asylum Seekers, and Displaced Persons”,  février 2003.

[9].   « L’attaque de l’Iraq sera-t-elle jugée hors-la-loi par la Cour fédérale canadienne ? », Réseau Voltaire, 6 mars 2003.