L'UNITÉ GUERRE-PAIX DANS LE PROCESSUS DE TOTALISATION DU CAPITAL
Temps critiques - Hors série - avril 2003
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1-La guerre n'est plus le moteur de l'Histoire

La guerre comme accoucheuse de l'Histoire

   La "guerre totale" moderne, loin d'être l'une des inventions diaboliques
de la révolution nazie, est bel et bien, dans tous ses aspects ­ sans
excepter le langage ­ le produit indiscutable de la démocratie elle-même et
plus particulièrement le fruit de la guerre de l'Indépendance américaine et
de "la grande révolution française". C'est un point important soulevé par
Korsch[1] dans la mesure où il ne fait pas de ce type de guerre le fruit
d'un accident de l'Histoire, sans pour autant en faire un produit exclusif
du mode de production capitaliste. Il y a bien sûr un rapport entre
démocratie et capitalisme, mais ce rapport est médié par l'institution d'un
État-nation , à la fois produit par une guerre originelle et source des
suivantes. Au passage la formule de Korsch égratigne la vulgate marxiste de
la guerre comme nécessité économique du capitalisme. Même si elle peut avoir
des causes économiques, la guerre a toujours un caractère politique.

  Marx a soutenu longtemps l'idée de la "guerre progressiste" sur le modèle
de la révolution française, des conquêtes napoléoniennes et la nécessité
aussi d'une guerre contre la Russie (les marxistes allemands s'en
souviendront en 1914). Sa position sur la Russie, comme celle favorable aux
nordistes dans la guerre de sécession américaine montrent sa conception de
la guerre comme phase normale, comme accoucheuse de l'Histoire. Cette
position sera théorisée par Engels dans "Le rôle de la violence dans
l'Histoire". La formule de Clausewitz : "la guerre n'est rien d'autre que la
continuation de la politique par d'autres moyens" est perçue par lui comme
le point extrême de ce que peut reconnaître une bourgeoisie naissante qui
cherche à remplacer la société ancienne (pour Clausewitz, il s'agit de la
Prusse). Mais la formule est critiquée par la place première qu'elle réserve
à la sphère politique dans le déclenchement des processus de transformation.
La modération des fins politiques est censée limiter la violence et
l'extension de la guerre comme le montre l'exemple historique des "guerres
en dentelles" du XVIIIe siècle. Mais à l'inverse, la politique suffit à
transformer le visage de la guerre comme le montre l'exemple de la guerre
totale de 1793. Cette absence de limite produit alors ce que Clausewitz
appelle "la montée aux extrêmes". A cette "guerre politique", Engels oppose
la "guerre révolutionnaire" liée aux nécessités de développement des forces
productives. Il voit dans la défaite de la Commune une défaite provisoire du
prolétariat qui débouche sur le paradoxe d'une longue phase de paix
conjointe à une course mondiale vers un  armement industriel qui va jeter
nations et classes vers un nouvel embrasement. Engels néglige le fait que la
guerre totale va prendre un autre tour. Progressivement la manifestation
puissante des peuples en formation qui perdure jusqu'aux guerres de
libération nationale (Italie, Prusse), laisse place aux guerres coloniales
pour l'enrichissement. La course aux armements qui s'ensuivra va faire de la
production militaire un élément essentiel à l'intérieur de la production en
général. De la même façon que Marx et Engels voyaient une contradiction
insurmontable entre développement des forces productives et étroitesse des
rapports de production dans la sphère économique, ils voyaient dans la
sphère militaire une contradiction entre le haut niveau de technique
militaire déployé et la massivité des armées sur le terrain. Contradiction
technique d'abord entre la mobilité des armes et l'immobilisme des hommes,
mais contradiction politico-sociale surtout car la nécessité de la
conscription et de l'armement des masses pouvait constituer la base du
retournement de la guerre impérialiste en guerre révolutionnaire. Lénine et
Trotsky feront ensuite l'apologie de cette école de conscience de classe que
représente une discipline militaire dans l'organisation des rapports
sociaux. L'armée rouge et l'usine soviétique seront organisées en
conséquence[2].

A un autre pôle politique, Ernst Jünger verra dans cette militarisation un
des éléments de l'État total et de la "mobilisation générale" dont une des
figures centrale est "Le travailleur" (der Arbeiter). Ce travailleur qui
regroupe à la fois l'ouvrier, le paysan et le soldat, ne fait que
manifester, dans le domaine respectif de chacun des métiers, la toute
puissance de la technique

  La guerre de 1914 semble sceller le déclin  des conceptions stratégiques
de Clausewitz. Ce conflit mondial ne débouche sur aucune stabilisation
réelle ; il exprime une incapacité à faire la paix avec un traité de
Versailles inique et une SDN impuissante. La guerre quitte son caractère
bourgeois qui mêlait préalablement divers éléments populaires,
révolutionnaires, nationaux[3] pour devenir proprement capitaliste. Ce
caractère populaire, national et révolutionnaire disparaît avec le
développement extensif du mode de production capitaliste, avec le dynamisme
du marché que Lénine décrira comme phase impérialiste du capitalisme. Pour
les capitaux dominants au moins, le cadre économique et stratégique n'est
déjà plus national même si le cadre politique le reste. En conséquence,
nationalisme et patriotisme ne coïncident plus. Des socialistes comme Jaurès
tenteront vainement de perpétuer l'union de ce qui se dissocie
progressivement et la guerre populaire patriotique laisse place à la guerre
nationaliste à visée impérialiste. Déjà la perspective d'une guerre
révolutionnaire qui viendrait relayer cette guerre impérialiste n'est plus
défendue que par une minorité : en Russie, la révolution se fait à travers
le mot d'ordre de la paix que le traité de Brest-Litovsk et la défaite des
positions de Rosa Luxembourg viennent entériner. Aussi bien dans l'optique
trotskyste de la "révolution permanente" que dans celle internationaliste
d'extension de la révolution à l'Ouest de Rosa,  le modèle reste celui de la
guerre révolutionnaire de 1793Set de la révolution bourgeoise. Ce n'est pas
un hasard si Trotsky faisait une véritable fixation idéologique sur
Thermidor pour indiquer l'involution de la politique soviétique. Avec Lénine
la révolution se replie sur une pratique de " socialisme dans un seul pays"
avant même que Staline n'en fasse une théorie, pendant qu'en Allemagne, les
sociaux-démocrates liquident les conseils d'ouvriers et de soldats.

  La césure définitive se produit en Espagne 36, quand c'est une guerre
civile révolutionnaire qui va produire une guerre totale capitaliste. "non
seulement la guerre, mais encore la guerre civile, a perdu à l'époque
actuelle son caractère révolutionnaire d'autrefois. Guerre civile et
(guerre) révolutionnaire ont cessé d'être synonymes"[4]. C'est cette césure
qui allait profondément diviser, dans les courants communistes de gauche et
chez les anarchistes, ceux qui analysaient la guerre d'Espagne
essentiellement comme une guerre inter-capitaliste et ceux qui y voyaient une
guerre révolutionnaire de classe[5].

 Dans la domination réelle du capital, la guerre devient progressivement un
élément périphérique
   Avec la Seconde Guerre mondiale, c'est la domination réelle du capital
qui s'impose dans la sphère militaire. La planification et l'organisation
mises en place dans le New Deal, les fascismes et le "socialisme" soviétique
conduisent tous ces régimes à une nouvelle forme de guerre totale[6] dans
laquelle se réalise la vision clausewitzienne de "l'ascension aux extrêmes",
mais en dehors du cadre politique limité qu'elle inclut. C'est plutôt la
vision hégélienne d'une "lutte à mort" qui semble triompher avec les
bombardements de Dresde et les bombes atomiques d'Hiroshima et de Nagasaki.
Dans ce contexte, le fait que les travailleurs soient armés est rendu
dérisoire par leur enrôlement dans l'idéologie nationaliste et
productiviste. De l'appel stalinien de 1941 enjoignant les Russes à faire
montre "des qualités inhérentes à leur peuple" jusqu'au "A chacun son boche"
du PCF en passant par "L'appel aux fascistes" de Togliatti, la "résistance"
ne laisse place à aucune autonomie prolétarienne même si dans le cas de
l'Italie cette résistance va perdurer bien au-delà de 1945.

Déjà en 1914, la minorité Zimmerwaldienne et une partie des anarchistes ont
dénoncé le caractère purement interne à la bourgeoisie de l'affrontement
mondial, mais après 1945 dit Korsch, il est clair que la guerre capitaliste
a épuisé toutes ses potentialités révolutionnaires[7]: "En l'absence
d'actions décisives des travailleurs, la guerre capitaliste aboutit à
raffermir pour longtemps des rapports sociaux qu'on aurait pu croire promis
à s'effondrer". On pourrait ajouter que même la guerre révolutionnaire,
quand elle prend la forme de la lutte entre deux armées, par exemple avec
l'Armée rouge contre l'Armée blanche, mais aussi dans l'intégration des
milices espagnoles dans les corps d'armée de la République, perd justement
tout ce caractère révolutionnaire et laisse réapparaître les caractères de
l'armée traditionnelle (suppression des conseils de soldats et utilisation
des cadres de l'ancien régime tsariste dans l'Armée rouge, retour aux grades
dans l'armée républicaine et renvoi des femmes combattantes à des tâches
domestiques ou d'intendance à l'arrière).

Ce qui s'affirme en premier lieu, dans cet après Seconde Guerre mondiale,
c'est l'idée de l'Amérique comme nouveau Léviathan : "Être gouverné par le
puissant et le plus sage est condition de l'égalité pour tous. Pour que le
monde soit sauvé il faut une main ferme. Le leadership américain est le
garant du monde, la Pax Americana préambule à la Pax humana[8]". Mais plus
pragmatiquement, avec le découpage effectué à Yalta, il s'ensuit l'idée d'un
contrôle exercé en commun avec l'URSS. Cela ne va pas sans contradiction
pendant la Guerre froide : la possibilité d'une guerre thermonucléaire
inclut l'idée hégélienne de la lutte à mort[9], mais les stratégies
militaires américaine et russe essaient, chacune de leur côté, de
réintroduire les limitations politiques de la conception clausewitzienne.
C'est particulièrement vrai pendant la période dite de la "détente" avec la
notion de "dissuasion" et l'application de la théorie des jeux à une
stratégie qu'on ne peut plus guère appeler militaire tant la guerre n'est
plus perçue comme la continuation de la politique par d'autres moyens[10].
Ce qui vient troubler cette détente ne peut être que "la crise", dont celle
de Cuba nous fournit l'exemple en 1962. En fait tout calcul stratégique
partiel se trouve annulé par la possibilité de la "solution" nucléaire.
Ainsi, il y eut de multiples interprétations à ce qui apparut
majoritairement comme une reculade de l'URSS vis-à-vis de la stratégie
offensive des États-Unis au Vietnam et particulièrement par rapport à la
décision américaine de bombarder le Vietnam du Nord[11].

Le développement des phénomènes de guérilla n'est pas venu infirmer cela.
Déjà Clausewitz, parfait réactionnaire tout en étant un chaud partisan de
l'armement du Peuple, faisait remarquer que cet armement n'était nullement
contradictoire avec la défense d'un certain type de domination (en France
l'exemple des Chouans est à cet égard éclairant). De plus, la Guerre froide
qui suivit la Seconde Guerre mondiale transforma nombre de guerres de
partisans pour l'indépendance en simples luttes intercapitalistes. Les
Américains se présentèrent même souvent comme des anti-colonialistes : aide
à "l'indépendance" des Philippines[12], soutien plus ou moins discret au FLN
pendant la guerre d'Algérie. Tout au plus la théorie de Mao de la "guerre
prolongée" est-elle venue revivifier la thèse de Clausewitz selon laquelle
l'avantage est toujours à la position défensive[13] ; thèse contredite dans
la perspective thermonucléaire dans laquelle il n'y a plus de défense au
sens classique puisque le territoire de chacun est vulnérable à tout moment.
La fonction de défense est alors reportée sur la menace d'une riposte
illimitée, y compris à une attaque limitée[14]. De cette remise en avant de
la priorité à la position défensive découle une seconde idée de Mao, celle
selon laquelle la bombe atomique n'est qu'un "tigre de papier"[15] et il va
jusqu'à reprendre la formule de Clausewitz en y adaptant un nouveau sujet :
(le révolutionnaire) est celui "qui se meut dans la guerre comme le poisson
dans l'eau"[16]. S'exprime là un retour aux vertus de la guerre
révolutionnaire bourgeoise à la française, mais avec une forte accentuation
populaire : "le Peuple est invincible" (Vietnam) ; "le Peuple uni jamais ne
sera vaincu" (Amérique latine), sont les banalités qui accompagnent cette
conception, alors même que la distinction entre victoires et défaites se
fait chaque jour plus difficile. La victoire du Vietcong et le type de
régime mis en place, puis sa guerre contre le Cambodge vont entraîner une
désillusion progressive vis-à-vis de toutes les luttes de libération
nationale et finalement une extension et un renforcement de l'accumulation
et de l'idéologie capitaliste.

Korsch signalait que la nouvelle domination exercée par les grandes
puissances sur leurs anciennes colonies présentait un caractère spécifique
par rapport à l'ancien impérialisme[17]. Tout en étant juste, cette critique
est datée ; en effet dans le cadre de la Guerre froide, le mouvement
d'exportation des capitaux a notoirement décliné par rapport, par exemple,
aux années 20, mais aussi par rapport à l'immédiat après-guerre du plan
Marshall. La recherche et l'exploitation de sources de matières premières et
de carburants étrangers sont devenues une nécessité quant à l'anticipation
d'une nouvelle guerre et ont constitué le principal poste d'investissement.
Ce processus spécifique d'accumulation s'est auto-entretenu et a donné au
"complexe militaro-industriel" un poids tel qu'il constitue non seulement un
facteur de guerre "extérieure", mais aussi une menace "intérieure" pour les
pays dominants. Toutefois, ce que ni Korsch ni Dutschke à sa suite ne
signalent, c'est que ce mouvement s'est à nouveau inversé quand des
investissements énormes de capital ont commencé à envahir les pays du bloc
socialiste et particulièrement la Pologne, la Hongrie et la Roumanie, suivis
bientôt par les investissements directs à l'étranger (IDE) dans l'aire
asiatique. Ce mouvement n'annonçait plus un néo-impérialisme mais la fin de
l'impérialisme et le processus de totalisation du capital, sa
"globalisation".

2- De l'impérialisme à l'Empire ?

Dès la guerre de 1914, la dimension symbolique et non seulement territoriale
des conflits, est mondiale. On parle de lutte entre civilisations ou entre
civilisation et barbarie et cet aspect mondial est dû aussi bien au fait que
s'y affrontent des États à la puissance mondiale, qu'au fait que le marché
se fait lui aussi mondial. Mais dans l'impérialisme, la guerre est encore
mise en oeuvre de la souveraineté et donc territorialisation de la puissance.
La Russie, l'Empire ottoman, l'Empire austro-hongrois, la France et
l'Angleterre ont représenté cette forme de puissance. Le passage de
l'impérialisme à une forme impériale de domination a d'ailleurs des
antécédents et il est "piquant" de voir qu'on en a un exemple dans
l'évolution des rapports entre l'Angleterre et l'Irak au début du siècle : à
partir de 1914 l'Angleterre occupe les trois provinces anciennement
ottomanes de Bagdad, Bassorah et Mossoul. Le modèle de domination est alors le modèle colonial en vigueur aux Indes avec un système d'administration
directe et indirecte. Mais entre 1918 et 1920 et après avoir fait face à un
grand mouvement de révolte, la politique anglaise s'oriente vers une simple
défense de ses intérêts stratégiques en tenant compte d'un environnement
international qui, par l'intermédiaire de la SDN, souhaite mettre en action
le principe de l'auto-détermination des peuples. Cela pousse les Anglais à
préparer l'indépendance (soutien aux sunnites contre les tribus chiites et
kurdes) de ce qui deviendra l'Irak en 1932.

Mais revenons à la théorie de l'impérialisme. Pour Lénine, il représente "le
stade suprême du capitalisme" qui décrit un système mondial régi par la
concurrence entre empires coloniaux pour la conquête de territoires. Ce
système serait organiquement lié à l'évolution des grandes puissances
capitalistes, puissances elles-mêmes étroitement liées à des grandes banques
et trusts qui s'appuient sur les machines gouvernementales de leurs pays
respectifs pour s'aménager des chasses gardées. C'est de cette analyse que
part traditionnellement la théorie anti-impérialiste et le soutien aux
luttes ant-coloniales et de "libération nationale".

On peut dire que cette théorie de la guerre impérialiste décrit une deuxième
phase de la mondialisation du capital, alors que dans la première, disons du
XVe au XVIIe siècle, la guerre joue un rôle dans la synchronisation
économique des aires de développement[18]

La fin de la Seconde Guerre mondiale clôt cette deuxième phase au profit
d'une politique systématique visant à briser les entraves à l'expansion
capitaliste. Le colonialisme est un de ces obstacles puisqu'il repose
justement sur la notion de chasse gardée, sur un certain type de
protectionnisme. Pour réaliser ce "programme", il s'est trouvé un État qui
cumule une position économique et militaire de force et un passé moins
impérialiste que ses concurrents. Les États-Unis ont en effet une autre
histoire, anti-coloniale[19] qui est même inscrite dans leur Constitution.
Ils n'ont procédé que par annexion interne, extension de la frontière,
"conquête de l'Ouest" et extermination des populations d'origine qu'ils
n'ont jamais eu pour but de coloniser et exploiter. Ils ne se sont ensuite
mêlés aux guerres européennes qu'après l'appel de certaines puissances
continentales se revendiquant de la démocratie. Dès le début cette
intervention est donc perçue comme en défense de valeurs humanistes pour ne
pas dire humanitaires, le terme n'étant pas encore employé. Déjà dans les
initiatives de Wilson on a une volonté de constituer un droit supranational
("impérial") au droit international. On sait que la SDN qui se devait de
représenter ce nouveau droit s'avéra incapable de suppléer aux iniquités du
traité de Versailles (compromis entre les rapports de force issus de la
guerre et les nouvelles règles du droit international) et donc incapable
d'empêcher les conflits qui allaient en découler. L'ONU sera chargée de la
même tâche dans un contexte rendu largement plus favorable par l'avènement
de deux hyper-puissances, mais avec le même handicap d'une légitimité sans
réelle souveraineté. "Chat échaudé craignant l'eau froide", la véritable
souveraineté va être confiée aux États-Unis. Au moins de 1945 à 1947 cela ne
souffre pas vraiment de contestation comme le montre le vote de l'URSS,
derrière les États-Unis, en faveur de la création de l'État d'Israël. L'État
américain a en effet profité de son peu d'implication directe dans la
seconde guerre mondiale  pour compléter sa domination en tant que puissance
économique, par une domination techno-militaire encore renforcée par
l'utilisation des "compétences" de nombreux savants de l'Allemagne nazie. A
partir de 1947, la paix étant historiquement toujours la paix d'un Empire,
on a donc une situation non achevée avec deux sortes d'Empire qui se font
face mais oeuvrent conjointement au développement du capital dans les zones
qu'ils contrôlent. Ainsi, au Moyen orient, les investissements américains et
russes enclenchent une modernisation des économies locales et l'érection
d'un État fort contrôlé par la petite bourgeoisie nationaliste, au détriment
des puissances colonisatrices (Angleterre et France) qui se contentaient
souvent de "faire suer le burnous". Nous pouvons considérer cette période
comme une troisième phase dans le processus de totalisation du capital,
phase dans laquelle la guerre ne joue déjà plus le même rôle central que
dans les deux précédentes. Les politiques respectives de dissuasion  par
exemple poussent à l'augmentation des budgets militaires, mais pas à
l'augmentation du nombre des conflits. Le complexe militaro-industriel
américain a d'ailleurs plus à gagner dans des dépenses pour la conquête de
l'espace ou pour des armements spécifiques comme les missiles nucléaires,
que par des armements conventionnels.

  Les courants critiques de l'époque, comme le groupe "Socialisme ou
Barbarie" conserveront, malgré tout, une position marxiste traditionnelle
sur la guerre comme accélérateur de l'Histoire et une troisième guerre
mondiale est prédite comme une étape inéluctable dans l'évolution générale
du système capitaliste mondial à son stade monopoliste[20]. Cette position,
interne à la problématique léniniste de l'impérialisme, sera critiquée par
un ancien de cette même revue, mais trente ans plus tard[21] : pour P.
Souyri, la théorie du capitalisme monopoliste qui repose sur une
délimitation territoriale et nationale (théorie du "capitalisme monopoliste
d'État") serait invalidée à la fois par les buts spécifiques des puissances
fascistes de l'Axe pendant la Seconde Guerre mondiale (constituer des
Empires de niveau mondial) et par l'évolution générale d'un système
capitaliste de plus en plus global. Il analyse comment le fonctionnement de
ce "CME" dans les années 30 a conduit à la guerre[22] et puis comment il
s'est réorganisé sur d'autres bases à partir des années 50-60 (fin du
protectionnisme, ouverture de grands marchés internationaux : CEE, AELE et
des organismes supranationaux comme le FMI, la banque mondiale). Le
développement intense des échanges entre pays dominants tend à remplacer
l'échange "ricardien" et impérialiste (ou néo-colonialiste) entre pays
dominants et pays dominés. Les théories tiers-mondistes de l'impérialisme :
"l'échange inégal" d'A. Emmanuel et de l'accumulation puis de la nécessaire
"déconnexion" de S. Amin s'en trouvent si ce n'est invalidées, du moins
marginalisées.

Ces transformations ne se sont pas accompagnées de la formation d'un
super-impérialisme[23] américain dans "le monde libre", même si les
États-Unis y sont devenus la superpuissance. L'Europe et le Japon ont
continué à développer leurs atouts tout en profitant de la manne américaine
(plan Marshall) et des transferts de technologie en provenance des firmes
multinationales américaines. Cette politique est aux antipodes de la
pratique impérialiste puisqu'elle produit des concurrents pour le plus grand
profit du système d'ensemble. L'Allemagne et le Japon  sont ensuite devenus
les pays capitalistes les plus exportateurs, résolvant la contradiction que
représentent toujours une production croissante et un marché limité, sans
avoir besoin de mener des guerres de conquête. L'analyse de Bordiga, que
nous avons mentionnée dans la note 20, est ici prise en défaut sauf à
raisonner sur le très long terme et faire des projections quant au futur
rôle historique de la Chine. C'est justement ce que ne peut plus faire la
théorie quand elle ne repose plus sur le déterminisme historique d'une
classe. D'une manière générale, la nouvelle situation est bien rendue par
les rapports ambigus qu'entretiennent les États-Unis et l'Europe. Rapports
de complémentarité et de dépendance qui rendent compte du processus de
totalisation du capital, mais aussi conflictualité sur le caractère
hégémonique du modèle qui est le moteur du processus : les États-Unis. Nous
sommes bien loin des visions de Kautsky et de Lénine, car si le capitalisme
américain domine bien, militairement, technologiquement et du point de vue
monétaire, il ne domine pas du point de vue économique (son poids relatif se
réduit, son endettement est faramineux, sa productivité du travail à la
traîne).

S'il y a donc bien eu deux blocs, chacun propose un système de valeurs et
estime combattre pour autre chose que sa propre souveraineté nationale, que
ses propres intérêts économiques.  C'est pour cela que les autres États sont
censés se rallier à l'un ou l'autre des deux camps. Il n'y a déjà plus
d'impérialisme au sens strict mais une situation où chacun cherche à
s'abriter à l'intérieur d'un Empire. C'est un élément de stabilisation qui
rejette à la marge les différends à partir du moment où des zones
géographiques coïncident avec des zones politiques. A cette nouvelle
situation géopolitique correspond l'idéologie de la fin de l'Histoire
(Fukuyama). Un ordre mondial semble en être sorti. C'est une vision
immédiatiste et donc optimiste de la victoire du capital : il aurait gagné
parce que non seulement il aurait englobé ses contradictions de classes
(dimension interne), mais il aurait aussi englobé ses contradictions
impérialistes (dimension externe).

  L'écroulement de l'URSS et de son bloc va renforcer ce processus en
dégageant toujours plus la notion d'Empire < à condition de ne pas réduire
ce concept à la domination d'une seule puissance < de celle d'impérialisme.
Les pays de l'ancien bloc soviétique vont se précipiter dans les bras de
l'OTAN, la Russie et la Chine populaire dans ceux de l'Organisation Mondiale
du Commerce. L'élargissement de l'Union européenne va dans le même sens.
C'est une façon indirecte de dissoudre toute possibilité d'une Europe
politique qui pourrait prendre la tête d'un pôle non américain et recréer un
monde bipolaire comme au temps de l'URSS. Les États-Unis en sont bien
conscients quand ils se prononcent pour l'entrée de la Turquie dans l'Union.
Il s'agit de transformer l'Union en une simple zone de libre échange sans
volonté politique propre[24]. Il se dégage ainsi une sorte de souveraineté
mondiale. Les "petits" pays européens qui n'ont pas ou plus les moyens
d'être des États-nation, luttent pour devenir des régions européennes de
l'Empire.

  Cette orientation générale implique la paix universelle et donc des
conflits qui ne peuvent être des guerres au sens classique, mais simplement
des actes de révolte ou de rébellion contre l'ordre institué. Mais cette
idée de paix universelle, si on regarde ce qu'en disait Kant dans son Pour
la paix perpétuelle de 1795, ne pouvait être garantit que par des régimes
républicains[25] (on dirait démocratiques aujourd'hui). Or l'ordre mondial
qui prévaut jusqu'à la fin des années 80 est un ordre particulièrement
cynique dans lequel la fin justifie tous les moyens, y compris l'assistance
d'États autoritaires à condition qu'ils soient facteur de stabilisation.

Ainsi, l'Irak en 1991 représente le cas de figure d'un État loyal qui a fait
son boulot de gendarme local contre l'Iran avant d'exiger des dividendes de
ses sacrifices auprès de ses voisins du Golfe et en particulier auprès du
Koweït dont il revendique le territoire et la richesse. Pour transformer un
allié en ennemi, il faudra une propagande assidue et un processus de
diabolisation particulièrement pervers quand on sait qui a armé le diable!
Toutefois les bases de l'ancien ordre n'étant pas remises en cause, le
processus ne sera pas poussé à son terme et le régime baasiste sera maintenu
afin qu'il continue à jouer son rôle de répression sous contrôle sélectif :
on interviendra pour une couverture américaine sur le Kurdistan irakien,
mais on laissera les chiites du Sud se faire massacrer. Nous laissons en
suspend le fait de savoir si cette dernière bassesse est due à la peur d'une
révolte prolétarienne des ouvriers chiites du pétrole ou bien à une trop
grande influence de l'Iran sur cette population.

 Sous l'action de l'administration Clinton et du système Mitterrand en
France, "droit d'intervention", "guerre juste", "intervention humanitaire"
deviennent les maîtres mots d'un nouvel ordre qui se cherche par
insuffisance de visée politique et de perspective stratégique. Bien que l'on
en ait beaucoup moins parlé que pour Reagan, il est à remarquer que Clinton
a remis l'économie au poste de commande et recentré les dépenses budgétaires
américaines. Ancien étudiant pacifiste, il a peut être aussi été influencé
par le livre de P. Kennedy : Naissance et déclin des grandes nations qui
connaît un gros succès dans les années 80-90 et défend l'idée que les
nations hégémoniques ont tendance à distraire trop de ressources de la
création de richesse pour les allouer à des buts militaires. Clinton va en
tout cas faire tomber les dépenses militaires à 3,5% du PIB, chiffre le plus
faible depuis les années 20 et relancer l'innovation technologique.
Multilatéralisme, mondialisation, globalisation vont alors marcher de
pair jusqu'au 11 septembre 2001. L'action humanitaire n'est pas seulement un
paravent qui camoufle l'inaction politique sous l'éthique, la guerre sous la
paix. Elle renvoie aussi aux contradictions du capital qui tend à tout
englober sans pouvoir tout assimiler. Dans l'unité du procès paix-guerre qui
se fait jour, l'humanitaire devient un dispositif  d'intervention majeur,
mais inclut dans le procès guerre-paix. Ce n'est donc ni une alternative, ni
un complément surajouté.

Par rapport à la guerre impérialiste, l'intervention humanitaire et le droit
d'ingérence ne visent pas à développer ou même à piller les régions qui sont
l'objet de l'intervention. Ainsi, si on a pu déceler dans le dépeçage de
l'ex-Yougoslavie la volonté et l'intérêt proprement capitaliste de certains
capitaux dominants, notamment allemands, il ne s'agissait que d'un intérêt
limité à la partie utile (Slovénie et Zagreb), mais l'intervention contre la
Serbie et l'aide à la Bosnie puis au Kosovo ne visaient en rien un
quelconque développement ni même un captage de richesses potentielles ou un
plan de rechange du capital. Il s'agirait plutôt de contenir les zones
d'épuisement du capital comme on contient les banlieues des grandes villes.

Avec l'affaiblissement des États-nations, c'est la question de la
souveraineté qui se pose[26]. La mondialisation du capital dans sa forme
réseaux s'oppose d'ailleurs à toute idée de centre, de souveraineté. Elle
est sans fins (dans tous les sens du terme) et c'est la guerre économique
qui semble souveraine. C'est pour cela que même si on peut reconnaître le
concept réactivé "d'Empire", il ne peut être assimilé exclusivement à la
puissance américaine[27]. Par un étrange contre-sens, nombreux sont ceux qui
comprennent cela en disant que toute guerre aurait des causes économiques!
G. Dauvé dans "10 +1 questions sur la guerre de l'Otan contre la Serbie"[28]
anticipe une future troisième guerre mondiale pour le XXIe siècle dans la
mesure où une grande crise économique est inéluctable. Cette crise future
est analysée dans les termes classiques de la crise de surproduction et du
processus contradictoire de valorisation/dévalorisation qui définit le
capitalisme. Dauvé reste dans les termes stricts de la loi de la
valeur-travail, comme si le travail productif était encore l'essentiel de la
valorisation, comme si toute production était encore suffisamment matérielle
pour qu'il puisse y avoir surproduction. Pourtant, il reconnaît par ailleurs
que les causes des guerres sont bien plus globales qu'économiques, que la
guerre est politique et que ce ne sont ni les stocks de missiles ni les
entreprises qui font la guerre. Dauvé ne peut résoudre la contradiction
entre d'un côté, sa vision d'un capital de plus en plus impersonnel et de
l'autre, le fait qu'il ne cherche à la rendre concrète qu'à travers la
théorie classique de l'impérialisme (celle du "CME" que critique justement
Souyri).

Pour nous, dans ce que nous pouvons considérer comme une quatrième phase, le
niveau de la Bourse et les crises "financières", comme celle qui a touché le
Japon puis l'Asie, produisent des éléments de synchronisation dans un cycle,
qui rendent inutile ou en tout cas non inéluctable toute guerre d'envergure.
Bien souvent, depuis l'échec du programme prolétarien, les analyses sur la
crise et la guerre mondiale quittent le chemin caillouteux de l'analyse
logique pour en appeler au ciel, aux étoiles et à la croyance. Comme le
disent parfois naïvement bien des ultra-gauches : "mais alors si on ne pense
(lire croire) pas inéluctable la crise économique finale, le défaitisme
révolutionnaire en temps de guerre, le retour du prolétariat à son rôle
révolutionnaire, ce n'est pas la peine de se fatiguer". Par peur de réinterpréter le monde, le matérialisme marxiste se transforme en croyance.

  La question de la souveraineté ne peut plus se poser qu'au sommet de ce
que certains appellent "l'Empire", mais qui n'est encore qu'un projet
d'ordre mondial en cours de constitution[29]. Il n'y a pas encore de
gouvernement mondial et l'ONU a une légitimité sans souveraineté (les
"Casques bleus" n'ont qu'un rôle de tampon), alors que les États-Unis sont
les seuls à posséder la puissance qui permet l'expression d'une
souveraineté qu'ils doivent légitimer sans cesse. La difficulté est alors
pour eux d'imposer une vision du monde plus qu'une politique (impérialisme
classique) qui n'aurait pas sa propre souveraineté comme fin. Ils l'ont déjà
fait quand ils prétendaient défendre "le monde libre", c'est aujourd'hui une
tâche beaucoup plus ardue quand il n'y a plus d'ennemi déclaré et qu'il faut
lui donner consistance.

  La force légitime doit alors se présenter comme au service du droit, de la
démocratie, de la paix. Les alliances qui se sont tissées entre les
États-Unis, les pays européens et les pays arabes pendant la guerre du Golfe
et l'intervention en Afghanistan se font sur la base de cette nouvelle
souveraineté, impériale au sens où elle ne s'arrête pas aux frontières
nationales, où elle ne s'arrête pas non plus à la nationalité des peuples
qu'elle recouvre de sa "protection". Il n'y a plus de territoire à défendre
contre un ennemi extérieur d'autant que le caractère anonyme et universel
des capitaux ainsi que la libre circulation des marchandises ont violé
depuis longtemps toute idée d'intégrité nationale. Cela ne signifie pas
qu'il n'y a plus d'intérêt national, mais il est immédiatement subordonné à
une logique mondiale qui impose un intérêt général de plus long terme[30].
Les États-Unis vivent cela comme une contradiction permanente. D'un côté ils
maintiennent l'idée d'une intervention limitée à la défense de leur "intérêt
vital". Malgré l'extension possible donnée au terme, cela les amène le plus
souvent à se replier sur eux-mêmes et à laisser faire des lois du marché qui
spontanément feraient correspondre leur intérêt national et l'intérêt
général. C'est l'objectif de la globalisation. Mais d'un autre côté, cette
globalisation (qui concerne aussi le terrorisme) s'oppose à tout repli sur
soi, surtout de la part d'un pays dont la puissance repose maintenant plus
sur la captation de richesse[31] que sur sa création (à l'inverse du Japon
et de l'Allemagne). Concrètement, par rapport à la question du pétrole, les
États Unis ne veulent pas tant s'approprier les richesses irakiennes et en
déposséder leurs alliés que favoriser une zone de libre échange du pétrole
au détriment des pays qui vivent encore de la rente pétrolière et donc, par
ricochet, de certains capitaux dominants (français par exemple) qui ont
passé compromis avec ces pays.

Cela serait bénéfique au système capitaliste dans son ensemble, mais cela
remettrait en cause certaines alliances avec les régimes les plus féodaux de
la région, sans qu'il soit nécessaire de les attaquer de front. S'il y a un
brin de vérité dans l'annonce par l'administration Bush de propager la
liberté dans toute la région, à partir de l'exemple de la "libération" de
l'Irak, il s'agit bien sûr surtout d'une liberté du marché dont il est
question. Cela signifie aussi que par rapport à 1991, la marche vers
"l'Empire" a suffisamment fait de chemin pour que l'ordre mondial n'ait plus
à passer principalement par une délégation de puissance à des forces
régionales plus ou moins autonomes dans leur aire d'intervention.

 Si cette nouvelle idéologie impériale qui se fait force matérielle, n'est
pas l'expression d'une seule puissance, il se trouve néanmoins que les
États-Unis en sont le premier pilier; pour des raisons objectives d'abord :
ils symbolisent l'hyper-puissance ; pour des raisons historiques et
subjectives ensuite : en se présentant comme "l'Empire du Bien", l'Amérique
semble repousser sa propre frontière et apparaît aux yeux du monde comme
celle qui vole au secours des peuples menacés alors que rien n'est moins
vrai puisqu'elle est fondamentalement isolationniste. On peut comprendre
l'offensive des néo-conservateurs américains comme la volonté de dégager une
perspective plus globale et à plus long terme. Il s'agirait pour eux de
développer une sorte de messianisme du capital[32] visant à humaniser son
processus de totalisation, à donner un aspect "civilisé" à l'action barbare
des restructurations. Le capital n'est pas qu'une pure abstraction, il est
aussi un rapport social humain qui a besoin de se référer au Bien, à la
démocratie, à la citoyenneté; il y a, enfin, des raisons économiques à cette
politique : le directeur général du FMI, Horst Koehler, déclarait au Herald
Tribune du 20/09/02 que tout le monde a intérêt à la stabilisation des prix
du pétrole et particulièrement les pays européens qui se trouvent beaucoup
plus dépendants des cours que les Américains pour qui le pétrole irakien ne
représente presque plus rien de leurs importations par rapport à la
situation de 1991. Il est donc tout à fait erroné de présenter leur action
comme une guerre du pétrole, ce que rappellent pourtant à longueur de temps
les gauchistes qui pensent toujours que répéter des choses simples permettra
de convaincre des masses pavloviennes. Si le clan Bush a bien un rapport
direct avec l'industrie pétrolière, c'est avec un sous-secteur marginal de
celle-ci (les petites compagnies indépendantes du Texas[33]), dont les
intérêts sont exactement inverses de ceux des grandes compagnies. Un niveau
élevé des cours est leur seule chance de survie. Par ailleurs les experts
américains se sont aperçus qu'un redémarrage de la production irakienne
aurait un coût énorme que les Américains seuls ne peuvent assumer. La
situation est donc beaucoup plus complexe que celle que nous présentent tous
les simplificateurs militants, spécialistes des slogans à l'emporte pièce.
Ce n'est pas la moindre surprise que de voir le très anti-américain Monde
Diplomatique reconnaître cette complexité[34] et affirmer que la question du
pétrole est bien plus stratégique qu'économique.  Mais les Américains sont
les seuls à posséder la capacité de stabiliser politiquement la région,
aussi bien en Irak qu'en Palestine, tout en en faisant une base de
redémarrage de l'économie mondiale, comme nous l'avons vu plus haut avec ce que représenterait le passage d'un système de rente à un système de profit.
Le problème c'est que stabiliser la région, depuis le 11 septembre, ce n'est
plus seulement maintenir le statu quo ou à défaut pouvoir s'en prendre
directement à l'Arabie Saoudite. C'est ce qui est nouveau par rapport à la
situation antérieure dans laquelle les conflits qui découlaient des nouveaux
rapports de forces avaient en général un caractère très limité. L'exemple du
Golfe en 1991 est éclairant: le but de l'administration américaine visait à
punir la tentative d'invasion du Koweit par l'Irak, mais pas du tout à faire
sauter Saddam et cela au grand dam de certains militaires américains et de
personnalités comme Wolfowitz. On en arrive donc à des conflits dans
lesquels le vaincu reste au pouvoir. Même aujourd'hui où Wolfowitz pense
tenir sa revanche, la situation est confuse et il a été plusieurs fois remis
à sa place par Chenney et Powell. Même chose après le 11 septembre avec
l'intervention en Afghanistan et l'évitement de la question pakistanaise.
Cette situation est typique de la contradiction du nouvel ordre qui cherche
à se mettre en place : d'un côté, affirmer une souveraineté, c'est affirmer
une puissance politique et militaire, c'est reprendre ce que dit Machiavel,
quand il définit le pouvoir, entre autres, par son absence de référence à
des valeurs morales (et c'est ce qui nous donne Saddam toujours là malgré le
gazage des Kurdes), mais légitimer cette puissance c'est s'appuyer sur des
valeurs morales que le "souverain" ne propage qu'en paroles (d'où les
accusations d'impérialisme américain malgré l'absence d'impérialisme).

3- Guerre civile mondiale, état d'exception et terrorisme

Carl Schmitt avait déjà conceptualisé cette situation avec l'idée de "guerre
civile mondiale" qui implique la mise en place d'un ordre particulier,
l'état d'exception[35]. Guerre civile mondiale car plus rien ne serait
extérieur à l'ordre. Aujourd'hui, en effet, dans le procès de totalisation
du capital, l'ennemi n'est plus tant extérieur (URSS, Chine) qu'intérieur.
Bien sûr, des "États-voyous" sont parfois désignés (la Libye à une certaine
époque puis l'Irak et le Soudan, aujourd'hui la Syrie pourtant sans pétrole
et la Corée du Nord), mais c'est un peu comme une survivance de la
conception classique selon laquelle il n'y a que des États pour faire la
guerre. Dans les années 70-80, ces États, de par la disproportion des forces
en présence, mènent une "guerre asymétrique" qui utilise des groupes
terroristes comme fer de lance de leur politique anti-impérialiste la plus
souvent réduite à l'anti-sionisme[36]. Les pressions des pays occidentaux et
de l'ONU se font donc contre ces États. Mais il n'en est plus de même quand
le déclin du nationalisme arabe (la perte d'influence des partis Baas, la
mort de Nasser, la fin de l'aura du colonel Kadhafi[37]) ouvre la voie vers
un Islam radicalisé et offensif. Celui-ci, après s'être identifié à la
révolution iranienne, s'est redéployé dans un sens communautariste qui ne
connaît pas plus les frontières que les marchandises du capital. A ce
propos, la "révolution" iranienne a joué un rôle fondamental dans la mesure
où elle a réussi à synthétiser un mouvement puissant de révolte des
déshérités contre le pouvoir à travers un prisme religieux. Malgré son
caractère particulier d'origine, chiite et perse, la "révolution" iranienne
constitue une prémisse de ce qui deviendra "l'islamisme radical". La révolte
à La Mecque, puis la dissidence d'Al Quaïda par rapport à l'Arabie saoudite
indiquent des soubresauts d'une toute autre nature que ceux de l'époque des
coups d'État nationalistes et militaires. Les formes terroristes qu'ils
peuvent prendre ne sont plus liées forcément à la revendication d'un
territoire et essaient de forger un nouveau messianisme, un nouvel universel
qui ne passe plus par les médiations historiques traditionnelles que furent
les États et leurs armées. Cet islamisme radical se déploie souvent sous la
forme des réseaux, réseaux qui constituent aussi une des formes de
redéploiement des États à l'époque de la crise des États-nations[38]. Il
s'ensuit une certaine privatisation des affrontements qui est aussi une des
caractéristiques des guerres civiles[39] mais aussi de diverses formes de
terrorisme dans les pays dominants quand s'éloignant de la violence diffuse
des mouvements sociaux elles se posent alors comme le seul recours face à
l'État et lancent le fameux "avec l'État ou avec nous" des Brigate rosse
italiennes. La lutte tend alors à devenir une lutte exclusive de toute autre
forme et de tout autre protagoniste : la "guerre de classe" ou la guerre de
libération nationale (celle de l'IRA ou de l'ETA) deviennent alors des
guerres privées qui ne préparent que des lendemains qui déchantent.

   Si nous prenons l'actualité récente, bien malin qui arrivera à distinguer
ce qui relève des affaires privées de ce qui relève de l'action politique
dans les pratiques du clan Ben Laden comme dans celles du clan Bush! Dans
ces deux cas le succès de l'entreprise repose sur la capacité à représenter
ce qui est particulier, "privé", comme de l'ordre de l'universel et à
mobiliser en conséquence. C'est pour cela que la dimension religieuse est
réactivée par chaque "camp", afin de donner sens à l'entreprise. Pour les
États-Unis, il s'agit alors de trouver le lien qui permette d'assouvir
vengeance privée (détruire Saddam) et mission universelle (défendre la
civilisation). Et faire le lien, c'est rechercher dans quelle mesure Saddam
est ou sera un soutien des Ben Laden actuels et futurs.  C'est peut-être là
une explication du recentrage de la riposte américaine sur Saddam après
l'échec des tentatives de circonscrire une organisation comme Al Qaïda. Mais
cet antagonisme qui tourne à l'affrontement mérite-t-il encore le
qualificatif de "guerre"? La guerre implique une certaine égalité des forces
en présence et une extériorité à l'ordre du monde. Sinon il ne s'agit que
"d'opérations de pacification", comme par exemple, celles qui furent menées
dans les "guerres coloniales" ou bien d'opérations de police du type de
celle de 1991. La propagande occidentale avait bien tenté de gonfler la
baudruche irakienne en lui prêtant la quatrième armée du monde, mais son
comportement face aux bras nus iraniens en disait long sur sa réelle
opérationnalité.

La victoire américaine n'a pas produit les effets escomptés. Le nouvel ordre
est en désordre permanent comme l'ont montré les guerres civiles que les
journalistes et politiques s'efforcent de définir comme "ethniques" à
l'intérieur de l'ex Yougoslavie, comme le montrent aussi les activités
terroristes de par le monde. Les "règles" de la guerre conventionnelle
n'existent alors plus : les voisins deviennent ennemis, la lutte de tous
contre tous rend indistinct la délimitation entre civils et militaires,
entre enfants et combattants. En Bosnie comme au Rwanda le sang doit couler,
le sperme doit souiller.

Quand le capital pense avoir unifié le monde[40], il s'aperçoit donc de
l'existence d'un nouvel affrontement à l'échelle du capitalisme totalisé.
Cette nouvelle phase voit reculer l'idéologie de la fin de l'Histoire qui
semblait pourtant adéquate à l'idée de l'Empire, au profit de celle du choc
des civilisations (Huntington) qui envisage une multiplication de conflits
"par le bas" (développement du différentialisme et des revendications
identitaires culturelles et religieuses) qui viendraient remplacer les
conflits entre nations et classes. Il est évident que ces formes réactives
mises en avant par Huntington, sont nostalgiques d'unités supérieures
passées qui ne peuvent plus se réaliser, mais qui alimentent des résistances
aliénées à la globalisation capitaliste. Elles sont elles aussi le fruit
d'un échec, celui de la lutte contre le système capitaliste, même s'il ne
s'agit pas ici, comme dans le cas de la perspective révolutionnaire, d'une
lutte pour son abolition, mais d'une lutte contre sa pénétration ( bien sûr
Huntington ne dit pas un mot là-dessus). Faute de perspective ouverte,
chacun cherche à se réenraciner. Pour Huntington le conflit
israélo-palestinien en est un exemple qui voit s'affronter les franges
extrêmes de deux civilisations. Conflit secondaire en apparence, mais moteur
dans la dynamique générale d'affrontement entre "civilisations". La
référence à l'une ou l'autre des deux franges fonctionne alors comme un
référent imaginaire essentiel. L'exemple d'Huntington est intéressant dans
la mesure où il permet de comprendre le passage d'un antagonisme entre deux
nationalismes laïcs (sioniste/palestinien) à un conflit à dominante
communautariste et religieuse. Il n'en reste pas moins que cette vision
"culturaliste" est très réductrice et que nous préférons donner  à cet
affrontement une explication plus politique. En effet, si cet affrontement
est important du point de vue de la compréhension générale de la situation
et dépasse donc le cadre d'un affrontement régional, c'est qu'il manifeste
bien, au moins depuis la première Intifada, l'unité du procès guerre-paix
dans la restructuration actuelle de l'ordre mondial. Une interprétation
politique qui ne doit pas négliger une  dimension économique bien analysée
par Theo Cosme[41] qui fait d'Israël le pôle capital de la dynamique de
transformation des rapports sociaux dans la région et des palestiniens le
pôle travail.

L'offensive actuelle vise donc aussi à l'intégration de la région sur de
nouvelles bases : le passage de la forme rentière à la forme marché/profit,
l'affaiblissement des anciennes puissances régionales (Irak et Arabie
saoudite), la création d'une zone ouverte à la circulation des ressources
naturelles et des flux de valeur. Il n'y a donc pas "rétractation" du
capitalisme comme cela a pu apparaître dans la crise des années 30, avec le
développement du protectionnisme, puis le réarmement et la marche à la
guerre[42], mais contradiction à l'intérieur du procès de totalisation :
plus la globalisation est intense plus elle se fait sur la base du capital
le plus développé, renvoyant le capital dominé et le travail peu qualifié à
un rôle de sous-traitance. Il n'y a plus de déconnexion possible, mais la
connexion laisse des masses potentielles de capital et de travail en
jachère.

Face à ce qui apparaît comme pure barbarie qu'il faut stopper, la puissance
impériale doit intervenir professionnellement avec des corps de
spécialistes[43]. La "guerre propre" chasse la "sale guerre"! Deux moyens
sont utilisés pour prévenir, enrayer ou éliminer les conflits de cette
guerre civile mondiale :

-la dimension technologique devient un élément central des nouvelles formes
d'intervention : la "guerre chirurgicale" et "informationnelle" utilisée
déjà pour la première opération dans le Golfe est complétée par l'équipement
de forces terrestres peu nombreuses mais quasi invulnérables : les nouveaux
soldats Robocop seront rendus intelligents et invisibles.

- l'état d'exception théorisé pour l'analyse du régime nazi tend à devenir
la norme quand, dans les démocraties modernes, la dimension politique
s'efface et que les institutions ne jouent plus leur rôle traditionnel
(perte de pouvoir du parlement et du pouvoir législatif, dérives de
l'institution judiciaire, etc.). L'état d'exception qui est un espace vide
de droit plus qu'une dictature devient État d'exception quand il perdure,
"État d'urgence"[44] comme modèle de gouvernement. L'ennemi est remplacé par
le criminel défini comme celui qui exerce la violence à l'extérieur de la
loi. Cela permet également d'élargir la qualification stricte de
"terrorisme" à un nombre élevé d'actions et d'individus. De son côté l'État
répond à cette situation, produite en partie par lui, en se soustrayant plus
ou moins partiellement à l'ordre juridique : utilisation des repentis en
Italie et aux États-Unis (et désormais en France), USA patriot act du 26
octobre 2001 qui permet de détenir tout étranger suspecté de menacer la
sécurité nationale aux États-Unis, juridiction spéciale ouvrant vers
"l'indefinite detention", etc. Il n'y a alors plus d'infraction politique au
sens noble du terme. Par exemple la qualification de "participation à bande
armée", qui est déjà une disqualification en soi de toute hypothèse
politique de lutte armée, peut être requalifiée en "association de
malfaiteurs". Ceci est aussi rendu possible par ce que nous avons déjà
signalé[45] comme une crise générale de la politique et des institutions
dans la transformation actuelle de l'État. Cette crise se manifeste
paradoxalement par une autonomisation des institutions. La justice et la
police sont particulièrement à la pointe de ce processus et servent de rampe
de lancement aux tendances populistes et justicialistes et à leur idéologie
anti-politique[46] et sécuritaire. A court terme, c'est un mode possible de
gestion de la fragmentation des rapports sociaux dans la société
capitalisée. C'est ce que P.Persichetti et O.Scalzone ont théorisé comme
"État d'exception permanent" pour le cas de l'Italie[47], notion à ne pas
confondre avec l'idée de guerre permanente qui caractériserait l'histoire du
mode de production capitaliste. Les actions de cet État s'écartent du mode
de régulation fordiste qui visait à englober les contradictions de
classesSet qui y est assez bien arrivé malgré la persistance de la
domination et des inégalités. Dans l'État-providence, les institutions
étaient puissantes et leurs fonctions clairement définies, tendues vers un
but d'homogénéisation des rapports sociaux, ce que les sociologues ont
appelé la "moyennisation" des sociétés occidentales. Mais aujourd'hui, dans
la crise de ce mode de régulation et dans la restructuration qui
l'accompagne à partir du début des années 80, les institutions se
résorbent[48] dans des dispositifs de gestion dans lesquels les
protagonistes deviennent polyvalents. Les anciennes délimitations entre
éducation, formation, animation, prévention, répression, légalité,
illégalité deviennent floues et flexibles.

Cette qualification nouvelle des activités n'est pas qu'à usage interne,
mais s'applique aussi au niveau global. Ainsi le général de marine Zinni
résume dans Newsweek la tactique de l'administration américaine[49]
vis-à-vis de l'Irak de S. Hussein : "Au départ, on parlait au moins des
liens (de l'Irak) avec le terrorisme. Quand ce lien n'a pu être établi, ce
fut le tour des armes de destruction massive. Quand on n'a pas pu le
prouver, ça a été le manque de coopération. Maintenant, la raison avancée
pour partir en guerre, c'est : "vous ne nous laissez pas parler à vos
scientifiques". Au-delà de la mauvaise foi de l'administration US, il y a là
une jonglerie des différents chefs d'accusation qui est bien aussi une
négation du droit. La force de loi l'emporte sur la loi en n'assumant même
pas ce qui lui donnerait sa légitimité politique-éthique : le fait
d'affirmer que peu importe ce que les inspecteurs trouveront ou ne
trouveront pas en Irak puisqu'on sait ce qui s'y trouve et que c'est
contraire à la démocratie, aux droits de l'homme, aux "règles" de la guerre
et tout le baratin habituel. Cette force de loi est ce qui impose le type de
souveraineté qui sied à "l'Empire". Ce qui fait que l'intervention pourrait
être vraiment légitimée dans l'État de droit n'a plus d'importance puisque
la décision se prend dans l'état d'exception. Il n'y a donc plus rien à
justifier et c'est peut être ce qui explique deux phénomènes récents :

- ce sont les alliés des États-Unis qui tentent de justifier l'intervention
avec l'appel de huit chefs d'État européens pour une guerre sans restriction
en Irak. A remarquer que ces pays ne disposent d'aucune souveraineté réelle
: l'Angleterre n'est plus qu'une province d'outremer de l'Amérique qui
cherche à survivre comme trait d'union entre les États-Unis et l'Europe
continentale  et l'Italie n'a même pas, constitutionnellement, le droit de
faire la guerre. Quant aux petits pays qui viennent d'adhérer à l'Otan, on
peut dire que leur adhésion future à l'Union européenne relève plus de leur
adhésion au mode de vie occidental qu'à une vision politique et culturelle
de l'Europe. On retrouve ici une application pratique de certaines thèses
d'Huntington.

  La France, quant à elle, a été amenée à se  placer à la tête d'un front
anti-guerre, parce qu'elle ne se résout pas à la tendance à la constitution
de l'Empire. Elle raisonne encore en termes nationaux, même si ses intérêts
propres peuvent converger avec ceux d'autres puissances (la Russie par
exemple ou l'Allemagne dans laquelle le mouvement pacifiste s'est fait
État). Il ne faut donc pas appréhender cette opposition comme un antagonisme
fondamental. Il ne s'agit plus d'une opposition entre impérialismes, mais
d'une vision différente de la "gouvernance mondiale", multilatérale et
interétatique. Si la première intervention dans le Golfe entrait dans ce
cadre, la situation est bien différente pour ce qui est de la seconde.
L'incohérence fondamentale de la position française, et donc son caractère
tout à fait conjoncturel apparaît bien dans le fait d'un côté de menacer les
États-Unis d'un droit de veto au Conseil de sécurité de l'ONU et de l'autre
de laisser acheminer le matériel de guerre sur le territoire français et son
espace aérien. Cette incohérence provient aussi du fait que le souverainisme
français repose sur la nostalgie de l'ancien empire colonial (la
"Francafrique") et qu'il produit encore ses effets en rendant possible
l'alliance entre anti-américanisme de droite et anti-américanisme de gauche.

- le climat d'étouffement intellectuel, la propagande des médias et plus
généralement la stratégie de la tension qui règne aux États-Unis depuis de
nombreux mois semblent laisser place à nouveau aux voix discordantes et aux
manifestations de l'opposition. On peut en avoir deux interprétations. Quand
la décision est déjà prise peu importe le reste (cf. Blair et ses 90%
d'Anglais contre une guerre non onusienne) pourrait-on dire et même relâcher
l'étau de l'état d'exception ne peut pas faire de mal.

Cette tendance à redéfinir ce qui est légal et finalement ce qui relève de
la délimitation et de l'exercice de la violence légitime a même touché les
forces de contestation. Dès la Gauche prolétarienne au milieu des années 70
en France, mais surtout avec l'idéologie et la pratique de la "dissociation"
en Italie dans les années 70, cette délimitation s'est produite dans le camp
même des forces subversives. La violence "externe" au droit, mais légitime
politiquement et éthiquement (la violence des "masses"), a été réintégrée
dans la démocratie gestionnaire[50] et ce qui reste à l'extérieur de ce
processus de réinsertion est défini comme relevant de la violence pure, la
violence proprement terroriste. Il devient alors nécessaire de désigner ces
forces comme des forces militaristes concurrentes de l'État et non comme
partie intégrante du mouvement. Que ce ne soit pas totalement faux, de notre
point de vue, est un autre problème, interne au mouvement de lutte lui-même
et à ceux qui contestent l'ordre établi. Cette démarche de la "dissociation"
participe au maintien d'un État d'urgence,  même si c'est d'une manière
beaucoup plus indirecte que le plan Vigipirate!

  Pourtant, tout mouvement qui développe une autonomie par rapport à l'État
se trouve un jour confronté non pas tant au niveau de violence adéquat à son
action qu'à un seuil de légalité qu'il n'a pas défini et donc au risque que
représente l'illégalité quand celle-ci est définie par l'État d'exception
comme violence en soi, c'est-à-dire indépendamment des actes réellement
commis. La non violence d'un Gandhi ou d'un Martin Luther King devient alors
aujourd'hui violence car reposant sur des actes de désobéissance civile[51].
Cette illégalité peut être un élément important de nos luttes à partir du
moment où elle n'est pas affirmée comme principe de lutte mais comme réponse
à des situations concrètes, à partir du moment où elle n'a pas pour but de
déboucher sur une nouvelle légalité, mais sur une communauté humaine sans
souveraineté.

  Depuis le 11 septembre cet état d'exception s'est radicalisé par la mise
en place d'une stratégie de la tension : on peut la repérer aux États-Unis
avec une intense propagande menée par des médias qui viennent relayer les
mesures concrètes de prévention prises contre tout ennemi intérieur, par les
forces de répression. Une stratégie   déjà repérable en Europe, avec la
militarisation de la ville de Gênes avant le sommet du G8 en juillet 2001.
Mais cette stratégie ne peut être comparée à celle mise en place en Italie
au début des années 70. La "guerre civile mondiale" est bien moins
saisissable qu'une guerre de classes ou une guerre classique avec des
belligérants déclarés[52]. Les protagonistes n'en sont pas vraiment connus
et les "camps" ne se laissent plus aussi facilement délimiter comme le
montre l'exemple des syndicats américains qui d'une position de partisans de
la guerre au Vietnam sont aujourd'hui passés à une opposition à une nouvelle
intervention dans le Golfe. Plus étonnant encore, les va-t-en guerre
Rumsfeld et Wolfowitz sont passés au travers de la guerre du Vietnam alors
que les vétérans du Vietnam et du Golfe comme Schwartzkopf et Zinni sont
très réservés quant à une nouvelle opération en Irak. Que doit-on penser
aussi du slogan de certains anti-guerre américains : "Win without war"?[53]

  Il faut toutefois "savoir raison garder". Ce que certains ont appelé "la
première guerre du XXIe siècle" n'est  qu'une nouvelle opération de police,
bavures[54] comprises. Pour qu'il y ait guerre, il ne faut pas seulement des
destructions massives et des morts, mais une confrontation entre deux
armées. Moins encore qu'en 1991 elle n'aura eu lieu. Quant à la
militarisation de la société américaine, elle est toute relative. Les
nombreuses manifestations et la parole qui a été progressivement laissée aux
opposants dans les médias, semblent indiquer des hésitations dans la
conduite à suivre de la part des États-Unis et de leurs alliés. Il ne faut
pas opposer à la "syntaxe de réduction"[55] des dominants, un fantasme sur
le totalitarisme de la part des dominés. Cette tendance à la surestimation
du pouvoir des premiers est typique d'une approche qui, sous couvert de
subversion improbable, en vient à courir au devant d'un parachèvement de la
domination et de la soumission au sein d'un Empire qui serait déjà un
advenu. Toute révolte, tout conflit ne peuvent alors plus apparaître que
comme le fruit d'un complot ourdi par les dominants eux-mêmes. On a déjà
suffisamment parlé de cela, ailleurs, quant à l'application de cette  thèse
à la situation italienne des années 70-80 et on citera ici les exemples
donnés par Curtis Price[56] pour les États-Unis, selon lesquels une majorité
d'afro-américains pensent que le virus du sida a été élaboré dans les
laboratoires gouvernementaux de leur pays et que la CIA a déversé le crack
dans les villes américaines[57]. Certains n'ont-ils pas vu d'ailleurs dans
le 11 septembre un attentat commis par les Américains eux-mêmes puisqu'ils
sortiraient plus puissants de cette épreuve pendant que d'autres y voyaient
la main du Mossad, aucun juif n'ayant été recensé parmi les victimes ![58].
Quant au Monde Diplomatique, un de ses journalistes[59] nous révèle que (les
Irakiens) "s'attendent à une de ces crises chroniques qui agitent le pays
depuis 1991 et dont le président Saddam Hussein, étrangement, paraît
toujours sortir renforcé à tel point que les rumeurs d'une alliance plus
qu'objective entre Bagdad et Washington ont connu en Irak un immense
succès". Avec le recul, cette dernière remarque ne manque pas de piquant!

 Indépendamment des délires provoqués par une conception de l'histoire comme
histoire secrète, ce qui est lamentable dans ces fictions, c'est qu'elles
annihilent tout point de vue objectif sur la situation. Pour beaucoup il ne
s'agit plus que de montrer les mensonges du système de domination ou
éventuellement de jubiler devant des ruses de la raison qu'on serait les
seuls à reconnaître[60]. Or si nous avons parlé de "Soubresauts" pour le 11
septembre[61], c'est pour pouvoir jouer sur le double sens possible du
terme, à la fois dernier soupir d'un ordre à bout de souffle et prémisse
d'un ébranlement plus fondamental. Les Ben Laden actuels et ceux à venir ne
sont plus des produits de l'ancienne politique américaine de containment des
forces adverses qui conduisit à vouloir stopper par tous les moyens l'URSS
en Afghanistan, mais en maintenant un quadrillage dans lequel chaque force
régionale tient son rôle[62]. Cette politique, qui fut à la fois celle de
Bush senior et de Clinton repose sur une vision de l'ordre du monde comme un
équilibre entre des puissances qui, quelles que soient leurs tailles, ont
une place dans la hiérarchie de cet ordre et y trouvent leur compte. Cette
idée conduisait à punir Saddam, mais sans le destituer puisqu'il était
toujours le garant de la surveillance des chiites au Sud et des Kurdes au
Nord. Toutefois, il n'est pas redevenu l'ami des Américains et le 11
septembre va alors précipiter un abandon de cette politique. Le quadrillage
multilatéral doit laisser place à un véritable imperium, unilatéral s'il le
faut, de façon à prévenir ce qui est donné comme une menace à venir, même si
on n'arrive pas bien à la distinguer. Le refroidissement de l'amitié
américano-saoudienne est un élément de la crise qui passe peut être un peu
inaperçu, mais qu'on doit garder en tête si on veut faire un lien entre
l'opération en Irak et le 11 septembre. Quand les Américains cherchent la
preuve de la connivence entre Saddam et Ben Laden, ils prêchent le faux pour
savoir le vrai. Ils cherchent la tête de l'Ennemi.

4- De l'anti-impérialisme au pacifisme, l'absence de perspective
révolutionnaire.


 Si la guerre n'est plus le moteur de l'histoire pour le capital, elle ne
l'est plus non plus pour la révolution.
Pendant longtemps la guerre a été considérée comme l'accoucheuse de
l'Histoire (Engels). Mais l'engendrement ne donnant pas la progéniture
attendue, les marxismes-léninismes théorisèrent les notions de "défaitisme
révolutionnaire" des prolétaires par rapport à leur bourgeoisie nationale et
de "retournement de la guerre bourgeoise en guerre civile révolutionnaire".
Cette conception a atteint son point culminant avec la révolution russe de
1917 et les révoltes de soldats en France et en Allemagne pendant la
Première Guerre mondiale. Les conseils de soldats seront l'émanation de
cette révolte avant d'être balayés par l'État soviétique et la
contre-révolution allemande. On eut même ensuite un exemple inverse en
Espagne avec une révolution qui fut détournée en guerre inter-impérialiste,
ce qui a entraîné de nombreuses polémiques quant à la caractérisation exacte
de l'événement. La conception d'un "débouché révolutionnaire" à la guerre
inter-impérialiste atteint son point le plus bas à la fin de la Seconde
Guerre mondiale qui voit le prolétariat international rendre les armes au
nom de la démocratie ou du socialisme d'État.

   En dehors des courants pacifistes intégraux < assimilés à "l'esprit de
Munich", contraires à l'idéologie de la résistance et donc sortis très
affaiblis de la Seconde Guerre mondiale <  se développent alors des
mouvements anti-impérialistes qui vont se trouver piégés par la nouvelle
configuration du monde : celle d'un monde bipolaire qui implique qu'une
lutte principalement orientée contre un impérialisme revient à renforcer
l'autre. Dès lors, soutenir les mouvements de libération nationale
n'affaiblit pas vraiment l'impérialisme puisque celui-ci modifie sa forme de
domination (néo-colonialisme) et que les pays nouvellement indépendants se
rallient presque tous à l'un des pôles de la division capitaliste du monde.
Cette réalité a rendu sans issue toute perspective "tiers-mondiste".
Toutefois, si combattre son propre impérialisme et pratiquer le "défaitisme
révolutionnaire" n'ont pas conduit à la révolution sociale,  la lutte contre
la guerre d'Algérie et celle contre la guerre du Vietnam auront une
influence indirecte sur les mouvements contestataires qui s'exprimeront en
France et aux États-Unis à la fin des années 60. C'est à partir de ces
luttes et des critiques anti-impérialistes et anti-militaristes qu'elles
impliquent, que la contestation du capitalisme réapparaît après une longue
période contre-révolutionnaire. Néanmoins, la guerre du Vietnam marque la
fin d'une époque : la "défaite" américaine  achève la période de guerre
froide entre les deux blocs et trouve son pendant tardif dans la défaite
soviétique en Afghanistan. Cela en est fini de la guerre impérialiste[63],
mais aussi de l'espoir entretenu par certains, d'"un encerclement des pays
bourgeois par les pays prolétaires". Il n'y aura pas "Un, deux, trois
Vietnam" comme le pensait Guevara, mais le Cambodge de Pol Pot. A partir de
là, le capitalisme global va structurer un nouvel ordre par d'autres moyens.

Depuis l'écroulement de l'URSS et la marche vers l'unité du monde, les
"opérations de guerre" se mènent au nom de la paix. Il est donc difficile de
réactiver un pacifisme traditionnel qui s'appuie sur la critique de la
guerre en soi. C'est d'autant plus difficile quand ces opérations ne mettent
plus en première ligne une conscription qui faisait que tout le monde se
sentait plus ou moins concerné. La critique anarchiste de l'armée comme mise
au pas des jeunes perd de sa force à partir du moment où les États ont
supprimé la conscription pour engager des professionnels et des mercenaires.

  L'analyse révolutionnaire classique < telle celle du groupe "Socialisme ou
Barbarie" en 1949[64] qui voyait une contradiction identique vécue par le
prolétaire aussi bien en tant qu'ouvrier et en tant que soldat ce qui donc
aurait pu le conduire à retourner et les moyens de production et les moyens
de destruction contre ses exploiteurs<  est rendue caduque par le fait que
le prolétaire a même perdu le contact avec ces moyens. La substitution
toujours plus grande de capital fixe au travail vivant le relègue à une
situation complètement contingente dans laquelle, au mieux, il est un simple
supplétif de la machine productive comme de la machine de guerre
(virtualisation de la guerre, téléguidage de destructions à distance, etc.)
Au niveau militaire, ce caractère se retrouve dans la prédominance de plus
en plus grande de la guerre aérienne et "chirurgicale" et le rôle
périphérique joué par les forces terrestres. Celles-ci ne reprennent pied
que lorsque le caractère d'opération de police l'emporte clairement sur
l'intervention militaire proprement dite. Cela apparaît bien dans le cas des
deux interventions en Irak. La première est déjà bien une opération de
police, mais le contexte de "l'agression" du Koweit par l'Irak maintien le
schéma classique de la guerre, même s'il s'agit d'une guerre dite
"asymétrique" : armée irakienne contre machine de guerre  écran afin de
respecter l'idéologie du zéro mort de la coalition menée par les Américains.
Dans la seconde, il s'agit aussi d'une opération de police, mais bien plus
claire, contre des dirigeants et la structure d'un État déjà sous contrôle
militaire et économique (embargo, inspections, destructions d'armes etc.)
Tout citoyen peut alors être considéré comme un civil, à la fois séparé de
ses dirigeants, mais potentiellement terroriste. Les forces terrestres
retrouvent alors de leur importance même si les forces terrestres
américaines sont incompétentes en dehors de leur mission strictement
militaire. Les Anglais ont eux l'expérience de l'Irlande, quant aux Français
et Italiens ils ont des corps spécialisés de maintien de l'ordre à
l'intérieur de leur structure militaire, mais qui restent pour le moment
inemployés tant qu'une solution politique ne permet pas de revenir sur la
distinction pro-guerre/anti-guerre. Malgré des divergences conjoncturelles,
il ne fait pas de doute que toutes ces forces devront, à terme, coopérer à
nouveau.

  Face à cette absence de perspective révolutionnaire, certains recherchent
à tout prix les arguments qui peuvent recréer le lien historique entre
guerre et capitalisme, c'est-à-dire le lien économique qui viendrait tout
expliquer et rassurer. Faire appel à la nature impérialiste de toute guerre
est ainsi une solution de facilité, surtout si cet appel peut reposer sur un
anti-américanisme qui représente bien, avec un peu d'anti-lepenisme, le
nouveau "socialisme des imbéciles". Chirac est visiblement le président de
tous les Français : non seulement des 82% qui ont voté pour lui, mais aussi
bien des non-inscrits et même de ceux qui ont voté FN ! L'extrême-gauche,
après avoir fait tomber Jospin, ressuscite le fantôme du gaullisme et
n'arrive même plus à se distinguer d'un gouvernement pour qui elle a
finalement appelé à voter. Ce fantôme du gaullisme prend une forme encore
plus précise dans le slogan de l'après-guerre : "l'Irak aux irakiens".

Le pétrole du Caucase a servi d'explication pour l'intervention dans les
Balkans, alors pourquoi ne pas servir le même coup du pétrole pour une
nouvelle intervention en Irak? Cela est censé montrer le caractère
inéluctable de la guerre en système capitaliste car celui-ci y trouverait
soit la source de nouveaux profits, soit une solution à ses contradictions
internes. A partir de ça on rétablit le lien entre lutte contre la guerre et
lutte contre le capital. On pense ainsi se distinguer du simple "pacifisme
bêlant". Or il ne s'agit pas tant de critiquer le pacifisme que de montrer
pourquoi c'est lui qui s'impose aujourd'hui et non pas la lutte
anti-impérialiste des années 60-70 ou alors la perspective  du retournement
de la guerre capitaliste en guerre de classe comme dans les années 10-20 du
XXe siècle.

  Aujourd'hui, encore plus qu'en 1991, le "non à la guerre" ne peut que
masquer l'incapacité à dépasser cette attitude pacifiste. C'est pour cela
que nous avons beaucoup plus de mal à l'entonner. S'il y a bien une
continuité entre les mouvements anti-globalisation et le mouvement contre la
guerre, c'est bien dans cette incapacité objective et subjective à dégager
une perspective révolutionnaire, une perspective autre qui ne se confonde
pas avec les positions des différentes fractions du capital. Déjà au moment
de la guerre dans l'ex-Yougoslavie, nous avions été mis hors jeu par un
conflit qui opposait le cynisme à la barbarie. On a alors vu LO devenir
anti-américaine et quasiment pro-serbe avant de rejoindre les positions
anti-OTAN et pro-UCK de la LCR. Certains qui signent n'importe quoi, en ces
temps de "minimalisme politique", se sont retrouvés avec n'importe qui !
Tout au plus avons-nous pu poser la question: "Qu'est-ce que la guerre et
quelle position politique adopter?"[65]

  A l'époque, certains comme A.Badiou, répondaient bien qu'il ne fallait
justement rien faire, mais cela ne traduisait pas, pour eux, notre
impuissance en tant que partisans de la révolution mondiale et de la
communauté humaine. Ils en appelaient à la France, à son gouvernement qui ne
devrait rien faire, dévoilant par là même une absence de puissance, de
souveraineté. Si on regarde la position de la France en mars 2003, on peut
dire qu'elle répond enfin positivement à Badiou et à ses semblables!
D'autres, comme A.Brossat[66] ont énoncé que l'intervention de l'OTAN est
venue troubler la posture que constitue la perception indistincte du malheur
général du monde et l'absence de forces de révolte qui en résulterait
inéluctablement. On peut supposer qu'il fait allusion à la dureté que les
révolutionnaires professionnels doivent cultiver afin de se forger la
carapace qui permet de "tenir" au milieu des événements défavorables, qui
permet de justifier de son détachement par la référence aux principes.
Sûrement, mais pour cela faut-il en appeler essentiellement à l'indignation
? Et fallait-il alors, en appeler à l'OTAN et aux grandes puissances qui
sont pourtant à l'origine du désastre du monde et dans la même optique en
appeler aujourd'hui à l'ONU?

5- Les limites du mouvement anti-guerre

 Le mouvement anti-guerre actuel s'inscrit dans le cadre déterminé par ces
transformations du capital. Dans la nouvelle unité du processus guerre-paix,
ce mouvement représente le pôle pacifiste et les États-Unis le pôle
guerrier. Cela lui fixe immédiatement ses limites.

1- En 1991, pratiquement tous les États condamnent le régime irakien, ce qui
donne au mouvement anti-guerre d'alors une certaine force. En effet celui-ci
n'est pas exclusivement pacifiste, il peut encore manier la rhétorique de la
guerre de classe ou de la lutte contre l'État, puisque son État est engagé
dans la guerre. Toutefois on y trouve encore des reliquats
anti-impérialistes de la période des années 60-70 qui font que l'invasion
irakienne du Koweït est passée sous silence, tout comme le caractère
répressif du régime baasiste, comme autrefois l'étaient les agressions
soviétiques contre les États de son aire d'influence. Seule la guerre des
États-Unis était considérée comme impérialiste[67].

L'intervention alliée n'est pas perçue dans sa spécificité : celle d'une
expédition punitive contre un gendarme régional qui a outrepassé sa mission,
mais aussi opération de sécurisation et de pacification des zones kurdes et
chiites en ébullition que l'Irak et les États-Unis doivent conjointement
assurer. Cela passe par le maintien d'un régime fort. Saddam reste au
pouvoir mais sous contrôle.

Un peu plus de 10 ans plus tard, presque tous les États ont pris position
contre une nouvelle intervention ou ont adopté des positions de neutralité
prudente ce qui limite la marge de manoeuvre du mouvement anti-guerre. Par
exemple dans un pays comme la France, la lutte contre la guerre et lutte
contre l'État se trouvent dissociées lorsque son propre État se prononce
contre la guerre. Il s'établit alors une sorte d'unanimisme national qui
ratisse large, du Parti Socialiste aux prolétaires des banlieues et
jusqu'aux sans-papiers. Chirac réalise ainsi une opération exemplaire de
sécurisation, plus efficace que toutes les mesures répressives de Sarkozy.
Il n'est plus nécessaire de condamner les brûleurs et conspueurs du drapeau
français puisque toutes et tous peuvent se sentir désormais "fiers d'être
français".

2- Ce mouvement s'enferme dans une position qui, implicitement, souhaite la
défaite militaire des États-Unis tout en revendiquant explicitement la fin
des souffrances du peuple irakien. Il ne comprend pas l'unité du processus
d'intégration guerre-paix qui pourtant apparaît bien dans cette souffrance
qui elle, est continue depuis plusieurs décennies. En toute rationalité
humaniste, le mouvement anti-guerre devrait souhaiter la défaite la plus
rapide possible du régime baasiste.

En dehors de son double langage qui en dit long sur l'incapacité du
mouvement à définir une position politique, il reste suspendu aux réactions
aléatoires du peuple irakien : si celui-ci accueille les Américains en
sauveurs, une fois de plus un peuple dans l'histoire aura failli, et le
mouvement s'en trouvera en porte à faux; s'il se rallie au régime par
patriotisme et antiaméricanisme, le mouvement anti-guerre deviendra alors
plus ouvertement pro-Saddam[68]. Seule une situation où une masse importante
d'irakiens se soulèverait sans allégeance aux forces américaines,
permettrait de valider le "ni Bush ni Saddam" des libertaires et de certains
lycéens, slogan déjà bien minoritaire dans les manifestations. Nous ne
trancherons d'ailleurs pas la question de savoir si les prolétaires chiites
du sud de l'Irak travaillant pour les compagnies pétrolières et les
prolétaires "lumpenisés" des quartiers pauvres de Bagdad se soulèveraient en
tant que prolétaires ou en tant que khomeynistes.

3- La diversité du mouvement anti-guerre ne doit pas faire oublier que la
plupart de ses composantes sont ramenées à un pacifisme bien tempéré et
finalement "désarmé". Ce pacifisme ne peut plus se référer aux puissants
mouvements pacifistes des années 30, ni même au mouvement contre la guerre
du Vietnam, puisqu'il n'est plus confronté à la guerre, mais à l'unité du
procès guerre-paix. Ainsi la position anti-militariste, forme
traditionnellement extrême de la position pacifiste, se trouve maintenant
court-circuitée par la fin des armées de conscription dans les pays
dominants. De la même manière le "défaitisme révolutionnaire" et son
hypothèse d'un retournement de la guerre capitaliste en guerre sociale
révolutionnaire s'en trouve invalidée.

Affirmer un au-delà de la guerre et de la paix implique une rupture avec
trois formes d'opposition à la guerre; le pacifisme historique qui pose la
guerre comme l'opposé de la paix;  le pacifisme anti-impérialiste qui
implicitement ou explicitement choisit un camp contre un autre, et la lutte
contre la guerre pour préparer la révolution sociale.

Ces positions font d'un événement historique, la guerre, au même titre
qu'une grande crise économique, le point de départ d'un mouvement général de
contestation de l'ordre établi. La dissolution d'un tel type d'événements
(guerre ou crise) dans un continuum de restructuration et dans l'unité du
procès guerre-paix,  nous renvoie à la dure réalité des luttes quotidiennes
contre le capital.

Ce qui est sûr, c'est qu'il faut ranger au placard aussi bien les slogans
pacifistes que ceux sur la guerre sociale. "Non aux slogans, non aux
recettes" disions-nous déjà en 1991. Et nous pourrions rajouter aussi
aujourd'hui non à un activisme sans principe qui cherche à compenser dans un
radicalisme de façade l'absence de toute autre perspective que celle des
jeux de pouvoir des États. Si on pouvait donc regarder sans antipathie les
mouvements qui visaient à retarder l'acheminement de matériels US à
l'intérieur de l'Europe, il faut reconnaître que ces modes d'actions se
situent sur le même terrain que la décision turque de ne pas permettre de
déploiement des GI's sur son territoire mais avec un résultat moins
efficace. Il n'aurait plus manqué que la France et l'Allemagne empêchent le
survol de leurs territoires par les B 52 et on aurait pu tous danser en rond
en se serrant la main! Quand tous les États prennent position contre une
nouvelle intervention ou ont adopté des positions de neutralité prudente
cela ne peut que limiter la marge de manoeuvre du mouvement anti-guerre.
Ainsi, dans un pays comme la France dont l'État s'est prononcé contre la
guerre, lutte contre la guerre et lutte contre l'État se trouvent dès lors
dissociées et les anti-étatistes en viennent à soutenir le consensus
gaucho-chiraquien

Notre position n'ouvre certes pas de perspective, mais au moins
n'encouragerons-nous pas une nouvelle dénégation de la réalité. Il ne s'agit
certes pas de se réfugier dans l'hypercritique et la pratique du retrait,
mais il faut prendre acte des conditions actuelles de la situation. Là
encore, c'est un bilan qui s'impose et nous ne pourrons le mener tout seul.