Pétition signée par environ 70 intellectuels de l'Est
Jamais dans l'histoire, il n'a été donné à une nation d'avoir un poids aussi
écrasant sur la politique internationale que celui des Etats-Unis
aujourd'hui. Néanmoins, jamais dans l'histoire aucune nation bénéficiant
d'une telle puissance n'a montré une aussi grande incapacité à convaincre
les autres nations du bien fondé de ses choix. L'administration américaine
s'appliquant à partir en guerre contre l'Irak n'a pas été suivie par des
alliés et amis de longue date tels le Mexique, le Pakistan, le Chili ou le
Canada. Comme le remarquait l'intellectuel américain Gore Vidal, le
Président Bush a réussi à unir touts les peuples contre les Etats-Unis.
Ce constat souffre pourtant deux exceptions. La première n'est pas
surprenante, puisqu'il s'agit du Royaume Uni, auquel le gouvernement
espagnol s'est rallié. L'autre exception est étonnante et, pour nous,
inquiétante: tous les pays ex-communistes de l'Europe Centrale et Orientale
ont affiché dès la première heure un soutien inconditionnel à la politique
américaine. Cet exceptionnalisme révèle bien l'ambiguïté de leur
attachement
au projet européen.
La préférence donnée à la stratégie militaire de l'administration américaine
aux dépens de la position fondée en droit, prise au sein de l'Union
Européenne par les gouvernements français, belge et allemand et pratiquement
par tous les peuples des quinze membres témoigne d'un primat de l'idéologie
sur la politique. Il semble que les dirigeants de la région ont, aujourd'hui
encore, besoin de suivre des maîtres à penser et non de participer à un
débat responsable sur leur avenir commun en Europe.
Si leur volonté d'intégration européenne avait été ferme et réfléchie,
nos
gouvernements auraient dû choisir entre deux positions de principe formulées
dans l'horizon du droit et des valeurs européennes: rester à l'écoute et
mettre la main à une position commune européenne, comme l'avait en effet
suggéré le 17 février le Président de la République française, ou
s'engager
à leur propre compte sur la voie de la diplomatie éthique, telle qu'elle a
été définie et mise en oeuvre par le ministre belge des Affaires étrangères,
Louis Michel.
Le choix tactique pro-américain des gouvernements de l'Europe Centrale et
Orientale dénote l'absence dramatique d'une stratégie nationale coordonnée à
l'Europe: les élites politiques de la région témoignent d'une incapacité à
penser l'intégration européenne comme un choix de société. Comme si sortir
du communisme n'avait pas signifié, pour les pays concernés, abandonner un
projet de société au profit d'un autre, censé fonder un nouveau corps
politique. Le communisme a tout simplement été renvoyé comme le produit
économique et social d'une situation géostratégique inactuelle, caractérisée
par le déclin de l'URSS, et qui devrait être remplacée par une autre
conjoncture stratégique, organisée par les Etats-Unis.
Selon cette vision, le communisme a été le fruit d'une mauvaise alliance,
d'une alliance imposée par la contrainte soviétique. La démocratie est donc
le contenu institutionnel d'une bonne alliance, nouée avec l'Occident
atlantique. Les gouvernements post-communistes pensent encore à travers le
prisme de la guerre froide, treize ans après sa fin officielle: il existe,
selon eux, deux camps militaires et autant de systèmes politiques. Et
puisqu'on est passé d'un régime à l'autre, il conviendrait de transférer
aussi les allégeances internationales d'une alliance à l'autre.
Autrement dit, la démocratie elle-même ne saurait être un choix valide que
si ce choix est entériné par la puissance qui, pendant la guerre froide,
avait défendu la démocratie. Bien plus, la démocratie est un bon choix,
voire le seul choix, justement parce que l'Union Soviétique a perdu la
guerre froide.
Dans une telle perspective, l'Union Européenne n'est plus qu'un auxiliaire
économique de l'intégration dans un espace occidental indivisible et
hiérarchique, formé autour de l'Amérique, et systématiquement décrit comme
«euro-atlantique».
Heureusement, il existe - sans tribune, mais bien réelle - une autre opinion
au sein des pays de l'Europe Centrale et Orientale. C'est l'opinion de ces
citoyens qui voient dans l'Union Européenne un appel à un travail des
sociétés sur elles-mêmes, travail qui, selon la célèbre formule de Romano
Prodi, demande «du sang et des larmes». Refuser cette démarche au profit
d'une politique ostentatoire en direction du gouvernement américain, revient
à se complaire dans le spectacle des larmes et du sang des autres.
Nous entendons témoigner notre solidarité aux citoyens et aux gouvernements
des pays membres de l'Union européenne qui manifestent leur attachement au
respect du droit international. Nous les conjurons de ne pas être abusés par
la prise de position des gouvernements d'Europe centrale et orientale. Nous
les invitons à prendre en compte les voix divergentes qui s'expriment dans
nos pays.
© La Libre Belgique 2003
Parmi les signataires: Daniel Barbu (Roumanie), Antony Todorov (Bulgarie),
Ivan Ivic (Yougoslavie), Janos Simon (Hongrie), Taras Maroussyk (Ukraine),
Rudolf Rizman (Slovénie), Slawomir Szarejko (Pologne), Michel Perottino
(République Tchèque), Katrin Kaun (Estonie), Vesselin Popov (Allemagne),
Vlad Laurentiu (Roumanie), Teodor Melescanu (Roumanie), Jacek Wodz
(Pologne), Elena Marushiakova (Allemagne), Boris Kagarlitsky (Bulgarie),
etc.
|