Au-delà de l'Irak : puissance américaine et pauvreté mondiale
Par Marc Lopatin, attaché de presse pour War on Want 

Traduction Coorditrad traducteurs bénévoles (*)

Source : Grain de Sable n°421 Attac

Les Nations unies préparant le banc des remplaçants pour l'Irak et les négociations commerciales multilatérales approchant de l'asphyxie viennent compléter le tableau du bilatéralisme destructeur américain en termes de diplomatie, de puissance et de commerce.

Comme un haut responsable du département de la Défense américain l'a récemment affirmé : " Pourquoi ne pas utiliser la politique commerciale pour récompenser nos amis, et pour sanctionner ceux dont nous n'avons pas le soutien ? " Après tout, dans quel autre pays au monde un chef d'Etat peut se permettre de réclamer 75 milliards de dollars en fonds d'urgence pour financer une guerre, tout en assurant une baisse de 350 milliards de dollars d'impôts au profit des riches sur les dix années à venir ? Cela équivaut à dépenser en conflit le PIB des Philippines, en abandonnant des recettes égales au PIB de l' Australie.

Le pouvoir de l'argent

Le budget militaire américain s'est élevé à 400 milliards de dollars, soit huit fois le flux d'aide mondiale, alors que les 3,5 milliards de dollars de soutien à l'industrie aéronautique américaine annoncés la semaine dernière équivalent à presque 75 % du Trésor de guerre de Gordon Brown.

La prédominance de l'économie américaine - et ses conséquences sur le paysage économique mondial - se sont construites sur une combinaison de violence, de menaces et d'influences, laissant une traîne de partenaires commerciaux exsangues abandonnés au cours de sommets de l' OMC. Les négociations habituelles des droits de propriété intellectuelle, les aides à l'exportation, les droits de douane à l' importation et le droit divin des flux de capitaux ne risquent pas d' envoyer des millions de gens battre le pavé, mais on ne peut en aucun cas nier qu'il s'agisse du véritable " nerf de la guerre " dans une économie mondiale.

En 2001, le PIB des Etats-Unis s'élevait à 10 000 milliards de dollars - soit plus du double que le Japon, qui arrive en deuxième place. Le plus grand importateur et exportateur de marchandises et de services commerciaux au monde a vu naître 24 des 100 premiers groupes non financiers classés en fonction des bénéfices obtenus à l'étranger. En février 2003, le représentant américain pour le Commerce international, Robert Zoellick, a annoncé au Congrès que les exportations américaines assuraient 12 millions d'emplois bien payés.

Des faits aussi incontournables ont conduit les théoriciens de la droite américaine de la Heritage Foundation à la conclusion suivante, dans un bulletin d'avril 2002 : " L'Amérique a besoin de plus de commerce, pas de moins. Avec 96 % des consommateurs mondiaux vivant en dehors des Etats-Unis, l'économie américaine dépend grandement du commerce international. "

Ensemble, nous sommes divisés

Si maintenir et étendre ces indicateurs de puissance représente un fardeau pour l'Empire, alors le monde entier pourrait faire l' expérience d'une nouvelle ère d'un ordre bilatéral américain. Cette probabilité s'est affirmée quand les négociations sur le commerce multilatéral ont été suspendues, après que certains membres de l'OMC n 'ont pas atteint la date butoir du 31 mars d'une position agricole commune en prévision du sommet ministériel de l'OMC en septembre à Cancun, au Mexique.

D'autres failles commencent à apparaître. Il y a quelques semaines, l' OMC a décrété que les Etats-Unis avaient violé le droit du commerce international en imposant l'an dernier une taxe de 30 % sur les importations d'acier. Les Américains ne portent pas de crédit à de telles lois. Les Etats-Unis sont déjà sous le coup d'une résolution de l'OMC de 2002 qui déclare illégaux les abattements de taxes sur leurs exportations. L'Union européenne, peu tendre quand il s'agit de subventions, est maintenant en droit de menacer les Etats-Unis de payer 4 milliards de dollars de sanctions.

Selon les remarques d'un haut responsable du Programme de développement des Nations unies, concernant le sommet de l'OMC de Doha en novembre 2001, les Etats-Unis n'ont pas hésité à faire prévaloir leur puissance : " Quand on dit d'un accord qu'il est "multilatéral", cela veut dire que son contenu est le produit d'un bras de fer et d'un jeu d'intimidation bilatéral. Au sommet de Doha, les ambassadeurs des pays africains ont été confinés dans leur hôtel pendant que les Américains faisaient pression sur leurs gouvernements respectifs pour qu'ils les rappellent. "

La défaite approche

Cependant, ces guerres commerciales périodiques sont symptomatiques d' un malaise plus profond dans l'économie capitaliste américaine. L' administration Bush est bien consciente que le pays est en train de perdre son statut dans de nombreux secteurs tels que la technologie, l 'électronique, la biotechnologie et le secteur pharmaceutique. Il y a aussi le spectre des réserves énergétiques en déclin, qui évidemment renvoie à l'actuel conflit en Irak.

Robert Wade, professeur d'économie politique à la London School of Economics, pense que la guerre en Irak pourrait être le point de départ d'un bilatéralisme renforcé : " Les conséquences dramatiques de la guerre en Irak pourraient encourager certaines personnes de l' administration Bush et du Trésor américain à étendre leurs ambitions économiques et à se diriger encore plus vers la destruction du processus de mondialisation. "

Le débat sur les droits de la propriété intellectuelle en est un clair exemple. Dans les années 1990, les pays développés tels que les Etats-Unis, le Japon et les pays d'Europe occidentale ont fait leurs adieux à l'ère industrielle pour se convertir à l'économie technologique. Les entreprises consacrées au développement de logiciels, au spectacle, aux biotechnologies et au marché pharmaceutique sont devenues les porte-drapeaux du commerce du XXIe siècle. Par la suite, ces firmes ont réclamé la protection de leur propriété intellectuelle (PI), prétextant un coût de recherche et développement s'élevant à plusieurs milliards de dollars.

Pendant que la valeur des biens accrue par la PI est montée en flèche au cours des dernières décennies, la cadence de l'innovation s'est aussi accélérée à une vitesse sans précédent (cf. toutes les évolutions de Windows). La concurrence implicite a poussé les semblables de Microsoft, Disney, Sony et IBM à accéder aux marchés les plus larges possibles afin de parvenir à un retour sur leurs investissements.

Ces dernières années ont mené à d'importantes controverses telles que les droits des géants pharmaceutiques à monopoliser les brevets sur les médicaments, au détriment des droits des pays en développement de produire des copies génériques moins coûteuses pour sauver leurs populations de maladies comme le sida. Un accord sur l'abandon des brevets pour des raisons humanitaires légitimes est tombé à l'eau à la dernière minute en décembre dernier, quand les firmes pharmaceutiques américaines ont refusé de lever les brevets au-delà d'un certain sous-ensemble de pays en voie de développement et d'une liste restreinte de maladies.

Une menace multilatérale des profits pharmaceutiques américains se profilant, le professeur Wade montre comment les Etats-Unis ont commencé à introduire des clauses de propriété intellectuelle dans des accords d'échanges bilatéraux, avec des pays tels que le Chili, allant au-delà du cadre prévu par l'OMC. " C'est un grossier exemple du protectionnisme américain commis au nom du libéralisme. Les Etats-Unis utilisent les accords de l'OMC comme un échantillon minimum pour en extraire une protection bien plus grande encore des propriétaires de brevets américains. "

A l'University of Columbia de New York, le professeur d'économie Jagdish Bhagwati voit, lui, se profiler un avenir encore plus sinistre : " Les Etats-Unis utilisent une tactique rusée. En plus des barrières protectionnistes agressives sur leurs propriétés intellectuelles, les négociateurs américains commencent à imposer des conditions financières très strictes à leurs partenaires commerciaux. " Bhagwati fait référence au récent accord passé avec le Chili qui, comme celui de Singapour, interdit l'utilisation du contrôle des capitaux. En termes financiers cela revient à larguer une bombe de dix tonnes sur les bénéficiaires, les contrôles de capitaux étant la dernière ligne de défense que possède un pays pour réguler les flux de monnaie volatile qui quittent son économie.

Le droit divin des flux de capitaux

Les retraits de capitaux soudains ont toujours laissé des traces nuisibles sur l'économie des pays en développement d'Asie et d' Amérique latine depuis 1997, quand des pays comme la Thaïlande, l' Indonésie, la Malaisie et la Corée du Sud étaient plongés dans le chaos financier tandis que les investisseurs effrayés retiraient leurs fonds. Les gouvernements étaient alors contraints de dévaluer leur monnaie pour bénéficier du soutien du FMI, causant une explosion du prix des importations et un effondrement du niveau de vie.

Si les accords commerciaux bilatéraux interdisant le contrôle des flux de capitaux deviennent de rigueur, cela signifie qu'un pays l' utilisant pour défendre son économie finira par donner une compensation aux investisseurs américains pour le dérangement. " C'est incroyable étant donné les leçons que nous avons tirées des crises financières précédentes ", affirme Bhagwati. Il ajoute : " Le Complexe trésorier de Wall Street négocie l'accès au marché des Etats-Unis en échange de garanties sous la forme de brevets protectionnistes, et de libéralisation financière de la part des partenaires commerciaux. Cela concerne la collecte de royalties pour les firmes américaines, et la sécurisation de la mobilité des capitaux vers Wall Street. Cela n'a rien à voir avec le commerce. "

Bhagwati poursuit en expliquant que le soi-disant " privilège " d' accès au marché américain est en réalité illusoire. Ses déclarations comme quoi les accords de l'OMC de la prochaine décennie se substitueraient, au final, aux présentes offres américaines d'accès au marché en tant que barrières commerciales sont peu à peu démenties dans le monde entier. Cependant, comme la régulation de l'accès aux marchés est à l'abandon, cela laisse la place aux clauses bilatérales de brevets protectionnistes et à la libéralisation financière.

La politique va même à l'encontre des dernières réflexions du FMI sur la libéralisation financière qui stipulent que les pays possédant des secteurs financiers faibles ne tirent aucun bénéfice à se contraindre aux caprices des flux financiers mondiaux. Mais ce n'est pas le genre d'évidence que l'administration Bush veut entendre. Et c'est sans surprise que le FMI a été stoppé dans son élan par son principal actionnaire (les Etats-Unis) quand il a voulu instaurer un mécanisme non rentable pour éviter à des pays aux revenus moyens, comme les récentes victimes que sont l'Argentine et le Brésil, de subir la douleur aiguë de la fuite des capitaux.

Que les Etats-Unis lient une fois de plus les échanges et les mouvements de capitaux devrait alarmer. En 1998, un groupe de militants est parvenu à stopper la planification de l'Accord multilatéral sur l'investissement (AMI). Ouvrir la porte aux flux opaques d'investissements américains dans le monde entier serait le second rêve de Bush et de ses partenaires industriels, mais le projet en lui-même contient des indices d'un rejet des Etats-Unis.

Régner en superpuissance

Les anciens empires étaient traditionnellement les plus importants créditeurs au monde, régnant sur leur vaste territoire grâce au moyen simple de l'asservissement par l'endettement. Ce n'est pas le cas des Etats-Unis. La superpuissance du XXIe siècle est en fait le pays le plus endetté au monde, fort d'un déficit commercial massif promis à une hausse sans précédent, tandis que Bush lâche des milliards d' abattements fiscaux au profit d'une minorité riche. Les Etats-Unis n' arrivent à maintenir cette balance fiscale que parce qu'ils aspirent la majorité des économies du reste du monde.

La nécessité que le dollar demeure la monnaie la plus sûre au monde augmente sa valeur, permettant aux consommateurs américains de se gaver d'importations bon marché en provenance du monde entier. Les exportateurs cependant doivent stocker des milliards de dollars au sein de leur banque centrale pour se prévenir d'attaques sur leur monnaie plus faible. Ils sont en général convertis en bons du trésor américain à deux ou trois maigres pour cent d'intérêts.

Maintenant, qu'arriverait-il si un sentiment anti-américain atteignait des proportions telles que les investisseurs du reste du monde convertissaient leurs placements en euros, et que les gouvernements décidaient d'encaisser ces fameux bons du trésor américain ? Bien entendu, personne ne veut précipiter le monde vers un chaos financier, mais une telle menace pourrait bien être la seule alternative pour amener un empire aussi obtus à s'incliner.

Contact pour cet article. mlopatin@waronwant.org