Les lobbies de la guerre aux USA
Georges Menahem* 
(membre de la CICG) 6 Janvier.2003

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Chercheur au CNRS - Auteur de La science et le militaire, Seuil, 1976, et de Enquête au cœur des multinationales, Attac- Editions des Mille et une nuits, 2001.

Début novembre 2002, un nouveau lobby de la guerre a été créé à Washington, le Committee for the Liberation of Iraq, ou CLI. Ce lobby a pour finalité affichée de tout faire pour permettre une guerre contre l'Irak. Sa fondation est intervenue alors que l'adhésion des citoyens des États-Unis à une intervention de leur gouvernement en Irak s'affaiblit, du fait en particulier des protestations des pacifistes et de la communauté internationale. Cette tendance a été soulignée par la publication simultanée de sondages témoignant de l'accentuation de l'isolement des États-Unis, tant au plan national qu'international.

Ce nouveau groupe de pression a été initié par des faucons extrémistes dans la mouvance de Richard Perle. Il a largement recruté dans le milieu des anciens républicains : d'abord son Président Randy Scheunemann, un ancien sénateur républicain de la commission de politique étrangère actuellement consultant du Pentagone pour l'Irak, puis l'ancien secrétaire d'État Shultz, l'ancien Speaker de la Chambre Newt Gingrich et d'autres anciens de l'administration Reagan. Mais l'ancien chef des syndicats Hoffa et d'anciens sénateurs démocrates comme Bob Kerrey ont rejoint aussi les rangs de ses conseillers. On y trouve bien sûr, au-delà de Richard Perle, de nombreux représentants de l'aile dite des néo-conservateurs (the neo-conservatives) : les William Kristoll, éditeur de l'hebdomadaire de Rupert Murdoch, The Weekly Standard, Robert Kagan, analyste qui recommande l'emploi de "la main de fer de l'unilatéralisme dans le gant de velours du multilatéralisme", etc.

D'où viennent ces hommes ? Selon Jim Lobe, un journaliste américain qui travaille notamment pour Inter Press Service et écrit en particulier dans le magazine Asia Times (http://atimes.com), le Comité pour la Libération de l'Irak (CLI) serait un rejeton d'une autre organisation de lobbying fondée, elle en 1997, le PNAC (Project for a New American Century ou Projet pour un nouveau siècle américain). Ce groupe, qui réunit des activistes juifs conservateurs et d'autres issus de la droite chrétienne, a prodigué des conseils aux autorités associant le développement de la lutte anti-terroriste au soutien à Israël et à sa politique de colonisation des territoires occupés. De même, l'ex-sénateur Randy Scheunemann, est connu pour avoir été en 1998 le principal initiateur de l'Iraq Liberation Act, mesure qui a autorisé une subvention de 98 millions de dollars au Congrès National Irakien (INC). À l'époque, pourtant, l'INC regroupait une coalition de dissidents irakiens dont le Département d'État et la CIA se méfiaient largement. Un autre éminent supporter de l'INC, le général retraité Wayne Downing, figure également parmi les conseillers du CLI.

Il est classique de rencontrer des représentants des groupes parlementaires et de la droite dans des lobbies consacrés à la politique extérieure. Mais ce qui innove le plus, c'est que des représentants de Lockheed Martin, un des deux premiers fournisseurs d'armes du Département de la Défense, y aient des responsabilités importantes. Jim Lobe détaille les fonctions et itinéraires de trois d'entre eux :

Bruce P. Jackson, le chairman du CLI, est également Vice-President de la stratégie et de la planification chez Lockeed Martin. C'est lui qui, lors de la campagne de G.W. Bush en 2000, présidait le sous-comité Républicain pour la sécurité nationale et la politique étrangère. Ancien officier des services secrets de l'US Army, il a été avant de rejoindre Lockeed Martin en 1995 un des assistants de Frank Carlucci puis de Dick Cheney lorsqu'ils dirigeaient le Pentagone sous les présidences Reagan puis Bush Senior

Steve Hadley, qui travaille directement avec Jackson, est lui aussi employé par Lockheed Martin, à travers le cabinet d'avocats Shea & Gardner. Il a été un des assistants du Secrétaire à la Défense sous Bush Senior.

Tom Donnelly, enfin, est un ancien de Lockeed Martin. Il y avait été engagé tout en restant directeur-adjoint d'un autre lobby, le PNAC. Depuis, conservant l'ensemble de ses relations, il est entré dans l'American Enterprise Institute (AEI), un institut stratégique de Washington proche de l'aile des neo-conservatives où il collabore avec Richard Perle.

Pourquoi Lockeed Martin s'affiche-t-il aussi directement dans les actions d'influence en faveur de la guerre en Irak ? Pour Jim Lobbe, ce fait est surprenant, "les industries de défense fuyant généralement la lumière des projecteurs, de peur d'être caractérisées par les médias comme des "marchands de mort" ". Commentant cette évolution du comportement des industries de l'armement, Philippe Grasset (éditeur de de Defensa, lettre d'information publiée en Belgique sur les problèmes de défense http://www.dedefensa.org/), estime qu'elle représente une "disposition complètement inhabituelle et, en un sens, complètement révolutionnaire". Il distingue deux niveaux d'action en ces termes : "On ne doute pas qu'une des finalités de l'action en Irak, de l'action du CLI et de l'action de Jackson soit de nouvelles ventes d'armes (il y a toujours cette idée dans quelque action politique extérieure US que ce soit) mais cela n'est envisagé qu'indirectement. […] Il semble que les sociétés d'armement américaines, - le complexe militaro-industriel -, aient décidé de se montrer de façon plus affirmée dans le grand courant extrémiste majoritaire pour l'instant au sein de l'administration, et que ces sociétés ne craignent plus l'implication politique directe. [Ainsi …] une telle industrie pèserait de tout son poids et directement sur la définition et l'orientation de la politique de sécurité américaine d'une façon générale. Les armements et leur politique d'exportation joueraient un rôle fondamental dans cette redéfinition".

Le Comité pour la Libération de l'Irak a aussi un autre objectif, actuellement secondaire : favoriser la formation d'une alliance viable entre royalistes, commandants de guerre, chefs chiites et hommes d'affaires, afin de préparer un gouvernement qui puisse succéder à Saddam Hussein. Un tel objectif est essentiel afin de préserver des chances réalistes de mise sur pied d'un équilibre de gouvernement au Moyen-Orient. Il conditionne pour une part le déclenchement d'une offensive visant à renverser le régime en Irak.

Le Comité pour la Libération de l'Irak a bien entendu ses entrées libres au Pentagone et à la Maison-Blanche, en particulier du fait de ses liens très étroits avec le secrétaire à la défense Donald Rumsfeld et le vice-Président Dick Cheney. Il est vrai que ces derniers, du temps des présidences Clinton et Bush Senior, ont participé également à plusieurs autres lobbies de guerre ayant des objectifs similaires, tels le PNAC (Project for a New American Century) en ce qui concerne Israël, le CPSG (Committee for Peace and Security in the Gulf) pour le Koweit et l'Irak, ou encore le BAC (Balkan Action Committee) pour soutenir l'OTAN au Kosovo.

Les actions de tous ces "comités" et autres lobbies sont étroitement associées. Par exemple, le CPSG, ou Comité pour la Paix et la Sécurité dans le Golfe, a rassemblé au début des années 1990 un ensemble analogue de néo-conservateurs et de faucons. Il a travaillé étroitement avec l'administration Bush Senior et un autre groupe intitulé CFK (Citoyens pour un Koweït Libre) et financé par la monarchie du Koweït. Il avait reçu une importante subvention de la Fondation Lynde et Bradley, un des principaux financeurs du PNAC et de l'AEI (American Enterprise Institute), officines d'analyse et d'influence citées précédemment. Et en 1998, plusieurs des membres du PNAC ou de l'AEI et actuels dirigeants du Pentagone (tels Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz, John Bolton et Richard Perle) avaient signé la lettre ouverte au président Clinton que le CPSG avait publié pour appeler Washington à "une stratégie militaire et politique visant à abattre Saddam Hussein et son régime".

De même, en 1999, les mêmes acteurs principaux avaient créé le BAC (Balkan Action Committee) afin de soutenir l'action de l'OTAN contre la Serbie au Kosovo. D. Rumsfeld P. Wolfowitz et R. Perle étaient membres du comité éxécutif du BAC. Et ce dernier, comme le CPSG, publie des lettres ouvertes au président et des publicités dans des journaux lus par les parlementaires, tels le New York Times et le Washington Post.

Nous pouvons supposer que le financement et l'ouverture à Washington de ces multiples bureaux et comités contribue à influencer le vote des parlementaires et les décisions des administrations. Le lobbying de guerre est en effet d'une grande efficacité aux États-Unis. Déjà en 1976-77, un autre comité du même style, le Committee on Present Danger (CPD), avait préparé puis exécuté l'affaire dite du "Team B", équipe chargée de mettre en question l'évaluation des forces militaires de l'URSS préparée par un groupe du "Team A". Selon le livre de Ann Hessing Kahn, Killing the Detente, en surévaluant fortement la menace soviétique, le "Team B" fut ainsi à la base de la résurgence de la Guerre froide. [… Ici, je peux glisser un rapide rappel de l'action du CPD. Mais c'est relativement connu, cela date un peu et le Monde Diplomatique en a certainement déjà parlé.

Au-delà du rappel de l'existence officielle aux États-Unis de ces multiples groupes de pression en faveur de la guerre, il est important d'être attentif à la signification de la participation publique des industries d'armement à ces stratégies d'influence. Pour reprendre la formule de Philippe Grasset, "cette ascension de Lockeed Martin vers les sphères du pouvoir idéologique […] fait évidemment partie de la montée en puissance du corporate power aux USA avec l'administration GW Bush, […] notamment au travers des pétroliers, dont le vice-président Dick Cheney est quasiment le représentant au sein du gouvernement". Les lobbies de la guerre participent ainsi au mouvement général de la mondialisation dirigée par les intérêts des grandes entreprises (ce qu'aux USA on dénomme the corporate globalisation). Mais par là, ils en modifient les caractères et visent à transformer les proportions respectives des ressources mondiales dévolues à la préparation de la guerre, à la reproduction de la vie et à celle de la planète. Ils contribuent de ce fait à accentuer le caractère militarisé d'une telle mondialisation qui, pour le moins, ne correspond que très partiellement aux intérêts et volontés exprimées des peuples du monde. 

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1  Cf. son article "Multilateralism, US Style", International Herald Tribune, 14 septembre 2002.

2  Cf. son article du 6 novembre 2002, "New champions of the war cause" dans le webzine Asia Times http://atimes.com/atimes/Middle_East/DK06Ak02.html.

, 25 novembre 2002, volume 17, numéro 06, page 15. EUREDIT S.P.R.L., 22 rue du Centenaire, B-4264, Fléron, Belgique. Voir son site http://www.dedefensa.org

4  Killing Detente, The Right Attacks the CIA, de Anne Hessing Cahn, 232 pages. Pennsylvania State University Press, Pennsylvania, USA, 1998.

5  Ibidem