Irak, guerre, dette et G8 - Eric TOUSSAINT (CADTM)
14.04.2003

 
Quelques jours après le début de l’invasion de l’Irak par les troupes des Etats-Unis, de Grande Bretagne et d’Australie, George W. Bush a estimé devant le Congrès que le coût de la guerre pour le Trésor US s’élèverait à 80 milliards de dollars. Selon le PNUD et Unicef, c’est précisément la somme annuelle nécessaire à l’échelle de la planète pour garantir l’accès universel à l’eau potable, à l’éducation de base, aux soins de santé primaire, à une alimentation décente et aux soins gynécologiques et d’obstétrique (pour toutes les femmes). Cette somme qu’aucun sommet mondial des dernières années n’est parvenu à réunir (à Gênes, le G7 en 2001 n’a permis de réunir qu’un peu moins d’un milliard de dollars pour le fonds de lutte contre le sida, la malaria et la tuberculose), le gouvernement des Etats-Unis réalise la prouesse de la réunir et de la dépenser en quelques mois. Les 80 milliards obtenus par Bush au Congrès constituent les fonds nécessaires pour détruire l’Irak et assurer l’occupation du territoire jusqu’au 31 décembre 2003. On n’a évidemment pas pris en compte le coût financier des dommages provoqués par cette intervention.

Cette agression néo-coloniale a utilisé une fois de plus un prétexte humanitaire : la volonté d’offrir au peuple irakien un régime démocratique et de préserver l’humanité des armes de destruction massives. Ce prétexte est à ajouter à la longue liste des justifications humanitaires données pour couvrir de viles opérations de conquêtes de territoire, de rapines et de pillage économique : de l’évangélisation des Amériques par les conquistadors à la lutte contre le terrorisme en passant par la lutte contre l’esclavagisme qui a couvert l’opération coloniale de Léopold II au Congo…

Qui va véritablement payer le prix de cette agression ? La guerre n’était pas encore terminée que les argentiers des 7 pays les plus industrialisés, réunis à Washington les 10 et 11 avril 2003 pour préparer l’assemblée de printemps de la Banque mondiale et du FMI ainsi que le sommet annuel du G8 (début juin à Evian), s’entendaient pour fixer à 120 milliards de dollars la dette extérieure de l’Irak, soit un montant supérieur à la dette de la Turquie (qui est près de trois fois plus peuplée que l’Irak). Et ce, sans compter les compensations dues par l’Irak au titre de l’invasion du Koweït en 1990. S’il faut en croire les argentiers du G7, si ces compensations étaient prises en compte, la dette de l’Irak s’élèverait à 380 milliards de dollars. L’Irak post Saddam aurait ainsi le triste privilège d’être le pays le plus endetté du Tiers Monde, dépassant de très loin le Brésil, recordman actuel avec 230 milliards de dollars. L’accord arbitraire autour de ce chiffre vise essentiellement à justifier la main mise sur les ressources pétrolières de l’Irak sous prétexte d’assurer le remboursement de la dette. Fixer la barre de la dette aussi haut a l’énorme avantage d’obliger les nouvelles autorités irakiennes à se soumettre aux exigences des créanciers pendant des dizaines d’années. Même si l’occupation militaire était limitée dans le temps, même si l’ONU assurait la gestion de la reconstruction, en réalité, la politique de cet Etat serait déterminée par les créanciers et par les multinationales pétrolières qui y obtiendront des concessions.

C’est pourquoi la revendication de l’annulation de la dette publique externe de l’Irak est non seulement légitime mais elle est une condition sine qua non du rétablissement de la souveraineté après l’ignominieuse agression militaire qu’il a subie. En droit international, la doctrine de la dette « odieuse » s’applique parfaitement  au cas de l’Irak. Selon cette doctrine, « si un pouvoir despotique (=le régime de Saddam Hussein, NDLR) contracte une dette non pas selon les besoins et les intérêts de l’Etat, mais pour fortifier son régime despotique, pour réprimer la population qui le combat, cette dette est odieuse pour la population de l’Etat entier. Cette dette n’est pas obligatoire pour la nation : c’est une dette de régime, dette personnelle du pouvoir qui l’a contractée ; par conséquent, elle tombe avec la chute de ce pouvoir » (Alexander Sack, Les effets des transformations des Etats sur leurs dettes publiques et autres obligations financières, Recueil Sirey, 1927). Les Etats-Unis ont appliqué cette doctrine au moins à deux reprises dans l’histoire. En 1898, après avoir attaqué victorieusement la marine de guerre espagnole au large des côtes cubaines afin de « libérer » Cuba de la domination espagnole, le gouvernement des Etats-Unis a obtenu de Madrid qu’elle renonce à ses créances sur Cuba.

Vingt-cinq ans plus tard, en 1923, la cour suprême des Etats-Unis donnait tort aux créanciers du Costa Rica après le renversement du dictateur Tinoco[1] arguant qu’ils ne pouvaient s’en prendre qu’au dictateur déchu et non au nouveau régime. En 2003, gageons que les membres du G8 tant les quatre qui ont soutenu la guerre (Etats-Unis, Grande Bretagne, Italie, Japon) que les quatre qui s’y sont opposés (Allemagne, France, Canada, Russie) vont tomber d’accord pour ne pas appliquer la doctrine de la dette odieuse à l’Irak.

Il revient au mouvement pour une autre mondialisation de mettre en avant la revendication de l’annulation de la dette extérieure publique de l’Irak, combinée à d’autres revendications telles le retrait des troupes d’occupation et l’exercice plein et entier de la souveraineté par les Irakiens eux-mêmes.

Des contradictions manifestes ont divisé les membres du G8 avant le déclenchement de l’agression contre l’irak. Il est à prévoir qu’ils vont tenter de réduire ce qui les divise de manière à aborder unis d’autres échéances et pousser plus loin la mondialisation néo-libérale. Ils vont essayer de se mettre d’accord pour affronter la crise économique mondiale (krach boursier rampant, instabilité monétaire, endettement massif du secteur privé dans les pays les plus industrialisés) et pour aborder la réunion interministérielle de l’OMC prévue à Cancun (Mexique) début septembre 2003. Ils ont tiré la leçon de Seattle : ils sont conscients que l’absence d’un accord entre Etats-Unis et Union européenne sur l’agenda du commerce pourrait aboutir à l’échec de Cancun. Ils se réuniront à Evian du 1er au 3 juin 2003 afin de rapprocher leurs points de vue.
Les mouvement altermondialiste et anti-guerre seront au rendez-vous.

------------------------

[1] Voir Damien Millet, Eric Toussaint, « 50 questions /50 réponses sur la dette, le FMI et la Banque mondiale », coédition CADTM / Syllepse, Bruxelles / Paris, 2002, p. 163 à 179 et 184 à 187.