Les cimetières improvisés de l'autoroute de
Bagdad IRAK. Des dizaines, peut-être des centaines de victimes irakiennes, pourrissent sans sépulture. Les Américains ont enterré près de Bagdad des cadavres à la va-vite En contrebas de l'autoroute qui relie le centre de Bagdad à l'ex-aéroport international Saddam, des dizaines, peut-être des centaines de victimes irakiennes, tombées sur cette voie, ont été enterrées à la va-vite. Il y en a partout. Des militaires. Des civils. Tous ensevelis là, avec des carcasses de voitures aplaties par des chars, des masques, des restes de rations américaines. Notre envoyé spécial, Richard Werly, décrit ce spectacle épouvantable de cimetières improvisés. Plus de deux semaines après la chute du régime de Saddam Hussein, des corps gisent là, sans sépulture, sans identification, sans rien pour protéger leurs dépouilles des pillards ou des charognards. Des corps, probablement jetés pêle-mêle par les troupes américaines, qui pourrissent en violation totale des Conventions de Genève et de leur Protocole additionnel de 1977 qui demandent aux parties en conflit "de veiller à ce que les morts soient enterrés honorablement". "Beaucoup d'informations sur ce genre de fosses communes non identifiées nous parviennent, reconnaît Nada Doumani, porte-parole du CICR à Bagdad. Quand nous avons parlé d'horreurs à propos de ce conflit, nous savions ce que nous disions." En violation des Conventions de Genève, les Américains ont "nettoyé" des traces de combat en enterrant des Irakiens sans sépulture et sans identification d'aucune sorte. A ce jour, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) n'a toujours pas reçu, de la part de l'armée américaine, des listes de combattants et de civils morts au combat et enterrés par ses forces. L'odeur de cadavre semble avoir imprégné l'asphalte. L'autoroute qui relie Bagdad à l'ex-aéroport international Saddam déverse son flux de voitures. La chaleur de l'après-midi ricoche sur le bitume et assomme les rares piétons à oser traverser pour rejoindre le terre-plein entre les deux voies. Cela fait trois heures que nous parcourons de long en large l'espace recouvert de monticules de terre, jonchés de carcasses de voitures incendiées ou criblées de balles. Le sol, retourné par les engins lourds, pue la mort à plein nez, cette odeur rance de la chair putréfiée. Ahmed Saba est sûr de son fait. Il écarte un arbuste, donne un coup de pied dans un vieux carton vide de rations de l'US Army. Deux bâches blanches, souillées de sang, cuisent sous le soleil, sorties de deux excavations de la taille d'un homme. Juste à côté, des gants en latex et des masques de protection ressortent de terre. Des mèches de cheveux noirs collent au plastique: "Nous sommes venus déterrer ici le cadavre de mon cousin. Il y en a d'autres, partout. Des militaires, des civils. Tous ensevelis là, au bord de l'autoroute. A deux pas des voitures. Comme des chiens." Ahmed enfouit son nez dans un foulard. L'odeur soulève le cœur. Les combats acharnés pour l'aéroport de Bagdad ont laissé ici leur empreinte la plus insupportable. La guerre en Irak n'a pas été propre. Elle a été atroce pour ceux qui recevaient, parfois à des kilomètres de distance et souvent sans jamais voir l'ennemi, la phénoménale puissance de feu américaine. Ahmed se souvient de tout. Il montre, fébrile, la brèche dans le mur de parpaings qui longe l'autoroute par laquelle lui et ses voisins du quartier Del Hallim ont pu tout voir. Ils montaient aussi parfois sur le toit de sa maison, située à une centaine de mètres: "Des éléments de la Garde républicaine étaient postés ici avec des pièces d'artillerie et des blindés, près du commissariat El-Faris (aujourd'hui percé de toutes parts), mais ils ont été balayés par les attaques des hélicoptères et des missiles. Ils ont très vite abandonné le combat. Je les ai vus emmener des morts." La bataille rangée laisse alors leur place au "nettoyage" tandis que les premières unités de la 3e division d'infanterie se ruent vers Bagdad. "Deux tanks américains se sont postés ici dans la nuit du 7, pour contrôler l'entrée vers Kerrada (un des quartiers sud de la capitale). Un de chaque côté de l'autoroute. Ils ne laissaient personne passer. Ils tiraient aussi bien sur des véhicules militaires que civils. On entendait des blessés crier. C'était un cauchemar." Ensuite, les Américains ont fermé l'autoroute, la circulation a juste repris voilà cinq jours. Le reste de l'histoire d'Ahmed est gravé dans ce no man's land de goudron, de pierres, de sable et d'immondices. Plus de deux semaines après la chute du régime de Saddam Hussein, des corps gisent là, sans sépulture, sans identification, sans rien pour protéger leurs dépouilles des pillards ou des charognards. Juste deux bâches blanches et puantes et un papier, griffonné en arabe puis épinglé par un riverain sur une branche: "Nous pensons que Saad Morcen Mahfid est enterré ici. Un morceau de son permis de conduire a été retrouvé." Alors que chaque matin, des centaines de familles se pressent aux portes du CICR à Bagdad dans l'espoir de retrouver leurs disparus, des dizaines, peut-être des centaines de victimes irakiennes, tombées sur l'autoroute pourrissent, en violation totale des Conventions de Genève et de leur Protocole additionnel de 1977 qui demande aux partis en conflit "de veiller à ce que les morts soient enterrés honorablement [...], que leurs tombes soient respectées, convenablement entretenues et marquées de façon à pouvoir toujours être retrouvées". Un terre-plein anonyme pour les uns. Les honneurs, les médailles et les drapeaux pour les autres. Cinq, dix ou cent victimes? impossible à dire tant que les fouilles n'auront pas été effectuées. Mais l'histoire de l'autoroute en corrobore d'autres: "Je ne suis pas du tout surprise. Beaucoup d'informations sur ce genre de fosses communes non identifiées nous parviennent, reconnaît Nada Doumani, porte-parole du CICR à Bagdad. Quand nous avons parlé d'horreurs à propos de ce conflit, nous savions ce que nous disions." Les cadavres enterrés à la va-vite au bord de l'autoroute posent des questions. De graves questions. Ceux qui ont enterré ces cadavres irakiens sans prendre soin, ni de les identifier, ni même de délimiter le périmètre des sépultures étaient, selon toute vraisemblance, des soldats américains. Les gants en latex retrouvés près des dépouilles sont similaires à ceux de l'US Army. Les masques aussi. Des carcasses de voitures ont été aplaties par les chars. Le sol est jonché de restes de rations américaines, de bouteilles d'eau minérale achetées au Koweït. Soyons clairs: l'armée irakienne a sans doute aussi pendant cette guerre procédé à des enterrements à la va-vite. Il est également vrai qu'un enterrement rapide s'imposait. Les cadavres puaient. Des épidémies menaçaient. Les combats n'étaient pas finis. Mais ces sépultures-là n'en sont pas. Les corps ont été jetés comme la ferraille voisine des voitures disloquées. Juste à côté, des restes de grenades et de bombes non explosées font encore courir de graves risques à ceux qui s'aventurent dans les parages. A ce jour, le CICR n'a toujours pas reçu, de la part de l'armée américaine, de listes de combattants et de civils morts au combat et enterrés par ses forces. Est-ce là, la marque de respect due aux cadavres de soldats stipulée dans la Convention de Genève que Washington s'est engagé solennellement à respecter? Est-ce cela le respect dû aux victimes civiles du Protocole additionnel de 1977 que les Etats-Unis, il est vrai, n'ont pas signé? Tous les témoignages recueillis auprès des Irakiens vont dans le même sens. La population "libérée" ne cache pourtant pas son rejet des militaires de Saddam Hussein. Mais aucun des témoins rencontrés n'accuse la Garde républicaine d'avoir procédé à des inhumations clandestines. Au barrage, dans Bagdad, les soldats américains, pour leur part, ne nient pas. Il ne nous a pas été possible en revanche d'obtenir dans la journée une réaction officielle de l'état-major allié. Le doute subsiste donc. Mais les faits convergent... Alors, le dégoût vous prend. Comme il étreint les Irakiens. Comme il étreignait sans doute ceux qui, chargés par leurs supérieurs de la sinistre besogne, ont dû jeter les corps dans les trous hâtivement creusés. Il faut avoir vu, sur ce bas-côté rempli de véhicules incendiés, pulvérisés, des parents revenir inspecter les débris dans l'espoir de retrouver un signe de leurs proches pour comprendre le désarroi vécu par les familles des disparus. Kerim Walli peut en parler. Depuis 16 jours, ce propriétaire d'un magasin d'optique recherchait son frère et son cousin, partis de Najaf le 8 pour regagner Bagdad: "J'ai fait tous les hôpitaux, tous les cimetières, toutes les mosquées. J'étais désespéré", explique-t-il. Hier, Kerim Walli était là, avec le fils de son cousin, Amir Madloon Kaden, juste de l'autre côté de l'autoroute, avec en mains le porte-clés d'une des voitures disloquées. Il l'avait enfin identifié la veille grâce à son pendentif reconnaissable. "Voilà, mon frère est là. Ou plutôt était". Deux heures durant, Kerim a fouillé la terre avec ses mains, raclé le sol avec un morceau de métal, à la recherche d'ossements, d'objets personnels. Il a pesté, pleuré, puis étalé sur le bitume le linge blanc dans lequel les Irakiens enveloppent les dépouilles. Et déposé dessus cette poignée d'os arrachés à la ferraille enchevêtrée. Sur l'autoroute, trois énormes Humvee américains venus de l'aéroport ont alors soulevé un nuage de sable. La guerre "propre" était bien un mirage.
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