Bagdad, Californie (Sur la dévastation américaine en Irak) 
by John Brown*
* a enseigné l'histoire de la philosophie et s'occupe actuellement de philosophie politique et d'affaires européennes

(Texte paru sur la liste m u l t i t u d e s - i n f o s, Liste transnationale de la revue "Multitudes"
multitudes-infos@samizdat.net)

                The movie ran through me
                The Glamour subdue me
                The tabloid untie me
                I'm empty please fill me
                Mister anchor assure me
                That Baghdad is burning
                Your voice it is so soothing
                That cunning mantra of killing
                I need you my witness
                To dress this up so bloodless
                To numb me and purge me now
                Of thoughts of blaming you
                Yes the car is our wheelchair
                My witness your coughing
                Oily silence mocks the legless
                Boys who travel now in coffins             (Rage against the Machine, the Battle of Los Angeles, Testify)

L'arrivée des anglo-américains en Irak n'a pas été une fête. La population
lassée par des années d'un embargo criminel qui a causé la mort de plus d'un
million d'iraquiens, indignée par la monstrueuse violation du droit
international perpétrée par la coalition, a choisi la résistance aux côtés
de l'armée de Saddam. Quand celui-ci et son administration implosèrent sous
l'énorme pression de la machine militaire des envahisseurs, l'immense
majorité des iraquiens n'a pas applaudi les "libérateurs". Il est certain
que la dictature de Saddam est tombée, mais avec elle est partie la totalité
de la vie politique iraquienne. Les images du "jour de la victoire" nous
montrent quelques douzaines de personnes autour d'un tank américain qui abat
une statue de Saddam. Des images ambiguës dans lesquelles la mémoire
historique combine l'invasion de Prague par les chars russes en 68 et la
liquidation de la dictature "communiste" en 89. Les statues du tyran
tombent, mais ce n'est pas la population qui les fait tomber, mais les tanks
envahisseurs. La dictature tombe, mais avec elle l'Etat et la souveraineté
de l'Irak.

L'épisode suivant n'a plus lieu dans la Prague de notre mémoire, mais à Los
Angeles. Comme dans Los Angeles en 1992, des images de pillages et
d'incendies généralisés. Comme à Los Angeles, des colonnes de feu se lèvent
dans la ville et une armée l'occupe. La commission de l'assemblée
législative de l'Etat de Californie décrivait ainsi la situation dans son
dossier sur les troubles intitulé "Il ne suffit pas de reconstruire": "Les
difficultés économiques de Californie ont seulement contribué à exacerber
les tensions qui déchirent le coeur de Los Angeles. L'Etat et la région
continuent à s'enfoncer dans la récession et le sud de la Californie fait
face à la permanente réduction de son secteur aérospatiale. Pendant ce
temps, dans une période de croissante inégalité des revenus, les catégories
situées  le plus bas sur l'échelle sociale ont vu leur filet de sécurité se
réduire pendant que l'absence de revenus obligeait à des compressions
budgétaires sans précédent pratiquement à tous les niveaux de
l'administration. Pas même pour les nord américains Los Angles est seulement
Hollywood: pour les iraquiens le rêve américain que l'on veut leur imposer
est déjà le cauchemar de misère et ségrégation de South Los angeles.

Les déshérités et les groupes marginaux  de Bagdad et des autres grandes
villes iraquiennes volent tout ce qu'ils trouvent dans les palais du
dictateur et dans les résidences des dignitaires du régime. Dans un second
temps, ils volent aussi dans les magasins et les boutiques, pour passer
ensuite aux édifices publiques, ministéres, universités, musées; jusqu'à
dévaliser les hopitaux où s'entassent des centaines de blessés qui
témoignent du passage du Godzilla américian par les rues de Bagdad. Les
forces d'occupation ne font absolument rien: elles attendent des ordres qui
n'arriveront jamais ou, peut être exécutent l'ordre d'orchestrer une
destruction totale de toute l'infrastructure de la vie civile iraquienne.

Il convient de s'interroger sur le sens de cette étrange "opération". Les
américains affirment que les villes iraquiennes ne sont pas sécurisées.
Pendant qu'ils attendent de "les sécuriser", le chaos le plus total s'empare
des espaces urbains. Du moins c'est ce que nous rapporte la presse
"incorporée" aux armées de libération. Que ce soit vrai ou pas, cela a peu
d'importance: seul importe le spectacle du chaos. Ce que les Etats-Unis sont
en train de préparer en Irak c'est un scénario plus que connu, écrit
autrefois par Thomas Hobbes en 1654 dans ce livre de chevet des néo
conservateurs américains qu'est le Léviathan. Ce dont il traite est ceci :
étant donné que les troupes d'occupation n'ont pas été accueillies comme on
l'espérait, leur présence et leur permanence en Irak sont difficiles à
justifier par un autre moyen qui ne soit pas la force. Comme il n'existait
pas une demande de pouvoir anglo-américain avant l'invasion ou lors des
premières semaines, les occupants s'apprêtent à la créer artificiellement,
en suivant la maxime de Barnays, le gendre de Freud et grand théoricien de
la manipulation publicitaire moderne: "faire que les gens désirent ce dont
ils n'ont pas besoin et qu'ils aient besoin de ce qu'ils ne désirent pas".
Si les gens n'ont pas besoin qu'on leur donne la paix, puisque, malgré la
dictature de Saddam, ils l'avaient, on leur a crée ce besoin en instaurant
le chaos par l'intermédiaire de la barbare destruction de toutes les
structures de la vie publique iraquienne. Mais, ce qui est encore plus fort,
si les gens ne désiraient pas un pouvoir d'occupation, ce pouvoir prétend,
en favorisant le désordre et la peur, se faire nécessaire. Tel est
basiquement le schéma de tout pouvoir souverain.

Hobbes nous montre comment dans l'état de nature dans lequel il n'existe
aucun type d'autorité, le caractère illimité du désir et des passions
humaines crée un conflit permanent de tous contre tous dont le résultat est
que "la vie humaine est solitaire, pauvre, misérable, brutale et brève"
(Hobbes, Léviathan I.13). L'unique solution à cette guerre permanente est la
délégation grâce à un contrat de tout le pouvoir de chacun des sujets à un
souverain qui, en réunissant les forces de tous, sera le seul capable de
réprimer la force des individus et de leurs associations. Ce souverain porte
le nom du monstre biblique Léviathan. La violence de l'état de nature n'est
pas un fait qui remonte à un passé mythique; c'est, au contraire, une
réalité structurelle qui revient s'imposer à nous à chaque moment  et lieu
où un souverain n'est pas présent, puisque selon Hobbes et les autres
théoriciens de l'Etat souverain elle est inscrite dans les passions
humaines. Celui qui ne pense pas ainsi "qu'il considère en son soi intérieur
comment en entreprenant un voyage, il s'arme et cherche à partir bien
accompagné; en allant se coucher, il ferme ses portes et, même dans sa
propre maison, met un cadenas à ses malles. Et cela lorsqu'il sait qu'il y a
des lois et fonctionnaires publiques, armés pour venger les injustices dont
il pourrait souffrir. Quelle opinion  aura-t-il des gens de son pays
lorsqu'il voyage armé, ou des voisins de sa ville lorsqu'il ferme les portes
ou de ses enfants quand il ferme ses malles? N'est-il pas par hasard en
train d'accuser l'humanité par l'intermédiaire de ses actes, comme moi
(Hobbes) je le fais avec mes mots?" (Lev.I.13).

Tout pouvoir souverain se justifie à soi même grâce à l'encouragement de
cette peur, que ce soit ou non justifié. Sa force ne réside pas dans la
simple violence mais dans la peur et l'espérance qu'il suscite: peur du
chaos et peur de la propre force du souverain; espérance de sécurité des
sujets terrorisés. Telle est la situation que les envahisseurs créent en
Irak: ils fabriquent la peur pour générer l'obéissance. Ils prétendent
changer avec la population la sécurité pour l'obéissance. Rien de très
différent de la mafia lorsqu'elle vend sa "protection", face à la menace de
que "les enfants" pourraient commettre un acte de sauvagerie.

La destruction de l'Irak par les envahisseurs barbares poursuit également
une autre finalité. L'Irak doit entrer dans la normalité "démocratique" en
acceptant l'autorité que l'envahisseur l'impose, mais il doit aussi intégrer
la normalité néolibérale en rentabilisant la destruction. Schumpeter
affirmait que le capitalisme se régit par un principe de "destruction
créative". Si les crises détruisent des secteurs entiers de l'industrie qui
ne sont plus compétitifs, les catastrophes naturelles et les guerres
permettent d'accélérer ce processus. La reconstruction de l'Irak ne sera
possible et rentable que si au préalable le pays a été détruit. Telle est la
mission civilisatrice qui est en train de s'accomplir aujourd'hui dans les
villes d'Irak. De plus, la destruction de toute l'infrastructure publique,
de l'administration civile, des écoles, des universités et des hôpitaux
rendra impossible pendant longtemps le retour à la normalité et justifiera
une présence militaro-industrielle des Etats-Unis et de leurs alliés dans le
pays. De cette façon, les institutions financières internationales,
lorsqu'elles organiseront la reconstruction  ne devront plus se faire de
soucis pour imposer la privatisation des services publiques: cela aura été
obtenu manu militari.

L'Irak libéré continue de ressembler chaque jour un peu plus à la Palestine:
un pays détruit, une administration publique inexistante, la réalité
quotidienne de l'occupation avec ses contrôles et assassinats calculés ou
"improvisés". Face à l'orgie de barbarie, le peuple irakien ne semble pas
prêt à céder. Après son héroïque résistance militaire, il se prépare à
organiser quelque chose de plus important encore pour sa survie, la
résistance politique. Il ne se maintiendra une vie iraquienne que si la
population se dote d'une forme de pouvoir qui assume les tâches de
résistances contre l'envahisseur et mette fin à son chantage mafieux. Il est
nécessaire de rétablir l'ordre, puisqu'à Bagdad il y a beaucoup de voleurs:
l'immense majorité d'entre eux parlent anglais et sont armés. Comme les
policiers qui contrôlent le régime de ségrégation raciale et imposent
l'ordre néolibéral à Los Angeles.