L'autisme du soldat Smith - Philippe ZARIFIAN
Avril 2003

L'autisme consiste d'abord en ceci : l'incapacité absolue à communiquer.
Le soldat Smith est parfaitement autiste. Il est possible que la structure autistique de ce soldat américain, qui pourrait pourtant attirer ma sympathie, corresponde à la structure autistique de la pensée des néo-conservateurs qui, actuellement, dominent la politique américaine.
J'ai été très frappé par les images prises de l'intérieur de l'un des chars qui a mené l'incursion meurtrière au sein de Bagdad ce samedi 5 avril 2003, ( attaque qui a été une réussite tactique et psychologique, il faut le reconnaître, car les américains restent d'excellents tacticiens, bien supérieurs aux commandants irakiens).
Le soldat Smith, je l'ai vu. Il était engoncé dans une triple carapace : la carapace du char,
impossible à percer pour les maigres tirs isolés des Irakiens au bord de l'avenue, la carapace des guidages des tirs à distance (les tirs de la mitrailleuse, mais aussi les tirs de la tourelle, qui, si j'ai bien vu, étaient guidés par écran, comme dans le bombardement qu'un avion opère), la carapace enfin de sa pensée et de son corps : le soldat Smith était physiquement proche des Irakiens, à quelques mètres, du haut de son char, et en même temps à des années lumières d'eux, n'essayant en rien de réduire la distance. Il pouvait tuer d'autant plus aisément d'ailleurs.
Il était crispé sur sa mitrailleuse, tirant sans s'arrêter, comme un fou. En fait, il était mort de
peur. Il tirait sur tout ce qui bougeait, même sur les vaches. Le commandement lui avait donner carte blanche. Son collègue, John, quant à lui, détruisait tous les véhicules qui se trouvaient le long de l'avenue. Tout y passait : camions, taxis, charrettes... Leur commandant, en fin de journée, a pu déclarer, avec fierté : nous avons tué mille Irakiens (mille en une seule incursion, beau palmarès commandant !).
J'avais pensé, avant de voir ces images, à une armée de cafards, remobilisant ce que l'on n'a cessé de voir des soldats israéliens pénétrant dans les villes palestiniennes. Il semble bien, beaucoup de monde l'a dit, et les soldats anglais eux-mêmes, que les soldats anglais ont une approche différente, moins autistique. Ils tentent de communiquer a minima avec la population. Non pas qu'ils soient en eux-mêmes des êtres différents, mais parce que les commandements n'ont pas entièrement la même conception de la guerre (mais aussi, peut être, parce que la culture et la préparation du soldat anglais est différente de celle du soldat américain : le soldat anglais sait boire le thé, bien qu'il soit tout autant que Smith éduqué dans une culture de guerre et qu'il fonce sans état d'âme lorsqu'il le faut).
Certes, si le soldat Smith avait été accueilli en libérateur, avec des colliers de fleurs, les
choses se seraient passé différemment : ses carapaces auraient été moins épaisses, bien que la carapace socio-psychologique n'aurait pas été probablement très différente. Qu'est ce que le soldat Smith qui, en réalité, doit bien s'appeler Suarez tout autant, car on a dit, et c'est important, qu'il est immigré, sans papiers, attendant l'obtention de la nationalité américaine, et bien content d'avoir déjà trouvé un job, peut réellement comprendre du peuple irakien, voire de la stratégie de ses chefs?
Il lui faut d'abord rajouter une carapace supplémentaire : celle entre lui et ses chefs, pour se
protéger et se maintenir dans l'armée. L'Irakien ne peut être qu'un martien, qui plus est :
terroriste potentiel. Ne cesse-t-on pas de le lui dire? Oui, il y a bien les civils, mais sait-on
jamais qui se cache derrière leur apparence. Et puis cette langue incompréhensible : ne
pourraient-ils pas parler anglais comme tout le monde ? Ou espagnol éventuellement.
Admettons donc qu'à un moment donné, tout d'un coup, les habitants de Bagdad changent d'attitude et sortent les fleurs : la carapace sera moins épaisse. Mais cette hypothèse ne s'est pas vérifiée pour l'instant et le soldat Smith a cessé d'y penser. Elle arrivera peut être : comment les Irakiens ne seraient-ils pas soulagés de voir une dictature s'effondrer ? Mais ce seront alors des fleurs amères, à double sens. Et si ce sont, non des fleurs, mais des bombardements de plus en plus intenses et des morts qui emplissent les hôpitaux de Bagdad, alors la haine et le ressentiment viennent augmenter la distance, pour autant qu'elle puisse encore l'être. Le soldat Smith s'enfermera dans ses carapaces, d'autant plus qu'il se verra haï, même silencieusement, tout autant que le régime de Saddam l'est. Ah, ce poids du silence des autochtones, celui des têtes arabes qui se détournent ! Celui des files de fuyards que Smith observe, de plus en plus nombreuses, du haut de son char.
Heureusement, le soir au bivouac, Smith retrouve ses copains. Ils écoutent Madona, se tapent les cuisses de plaisanteries sexuelles.
Pourtant Smith est mal à l'aise. Quelque chose ne va pas en lui.
Mais, laissons Smith quelques secondes : c'est le lien interne entre la structure autistique de la stratégie américaine, et son déploiement sur la longue durée, et celle "du" soldat américain (saisi dans son impersonnalité de soldat des Etats-Unis) qui importe, et la manière dont cela retentit ou non dans l'opinion américaine. Car, d'une certaine manière, Smith nous place au cour du problème majeur : la communication entre civilisations, entre des puissances de vivre différentes, qui aurait pu dialoguer, se rencontrer, se réunir sous la tente, fumer ensemble un cigare, au moment où s'installent la puissance de tuer et de mutiler "en masse" et la négation intellectuelle, affective, existentielle de l'autre. Cela a même un sens profond que Rumsfeld puisse proposer qu'une partie des combattants prisonniers soient traités en-dehors de la convention de Genève : on peut aller, on est
allé à Guantanamo, jusqu'à la négation de l'humanité des prisonniers, de ces barbares, voire de ces démons. Ce ne sont pas des hommes. D'ailleurs, regardez leurs visages.
Le soldat Smith est content et fier. Les combattants irakiens, ces affreux, tous manipulés par Saddam bien entendu, tombent comme des mouches sous les bombes et les obus, malgré leur résistance têtue.
Chaque jour qui passe nous rapproche de la libération du pays, le Président l'a dit. Il sait de quoi il parle. Il est temps. Il fait chaud, le soleil tape dans ce maudit pays, et ne parlez pas des moustiques! Ah, Home, Sweet Home !
Mais le soldat Suarez a mal, quelque part. Il souffre. Pourquoi ? Il ne le sait pas exactement. Il a du mal à trouver le sommeil la nuit. Mais pour l'heure, il faut se battre, les ordres sont là. Alors le soldat Smith remonte dans son char Abraham (le bien nommé), reprend sa mitrailleuse en main, tire et tire et tire. Il roule vers le victoire.
Ainsi avance la vaste armée des cafards, couverts de carapaces, l'armée la plus moderne de l'histoire de l'humanité, guidée par satellites, les radars pointés de tous côtés.
Des morts par milliers déjà, et combien de mutilés?