Généalogie de l'unilatéralisme

Par Christine Delphy, Catherine Lévy et Nils Andersson (*)

(membres de la CICG)

 

Saddam Hussein vaincu une première fois, le 6 mars 1991, le Koweït libéré, George Bush senior se réclamait d'un principe qui fonde les relations internationales, le multilatéralisme, et déclarait : " Il n'y a pas de solution unique, pas de réponse seulement américaine. " Douze ans après, seul l'unilatéralisme prévaut.

Avec la fin d'un monde bipolaire, devenus l'unique superpuissance, les Etats-Unis se sentent investis d'une responsabilité planétaire ; l'ONU et l'OTAN seront deux lieux où, entre déclarations multilatéralistes et dessein unilatéraliste, se manifestera cette volonté hégémonique pour remplir ce qu'ils considèrent comme une mission.

Au sein de l'ONU, une constante de la politique américaine va être d'intervenir en son nom sans se soumettre à sa légalité. Ainsi, à l'encontre de l'article 47 de la Charte, Bush père exige que les forces de la coalition intervenant en Irak ne soient pas placées sous l'autorité du comité d'état-major des Nations unies, " responsable de la direction stratégique de toutes forces armées mise à la disposition du Conseil de sécurité ", mais sous contrôle opérationnel américain. Cette même année 1991, après la chute du mur, il est important pour les Etats-Unis de donner une nouvelle raison d'être à l'OTAN. Afin d'éviter toute tentation d'émancipation de la tutelle otanienne de la part des alliés européens, Washington fait adopter la " déclaration de Rome " qui souligne la " permanente validité " de l'Alliance Atlantique.

Toutefois, dans le climat euphorique du " nouvel ordre mondial ", la diplomatie américaine se montre favorable au multilatéralisme interventionniste que représente le " droit d'ingérence humanitaire ", d'autant qu'il s'agit d'un interventionnisme discrétionnaire, puisque laissé au bon vouloir des membres permanents du Conseil de sécurité. Washington s'engage donc à pallier la famineen Somalie mais, nouvelle entorse aux règles des Nations unies, exige un statut particulier pour sa force d'intervention. La Task Force sera une " structure taillée sur mesure pour permettre aux Américains d'être couverts légalement par un mandat, tout en conservant le contrôle réel des opérations de leurs troupes sur le terrain ".

Avec l'élection de Clinton, et l'accès au pouvoir des " libéraux internationalistes ", tous pensent que l'idée d'une ONU renforcée va prévaloir. Madeleine Albright parle alors de " multilatéralisme affirmatif ". Une affirmation qui va s'avérer hésitante en Somalie et l'échec de cette opération va conduire à un tournant de la politique extérieure de Clinton. En mai 1994, la " presidential decision directive 25 " marque la fin du " multilatéralisme affirmatif ". Rendant compte de la PDD 25, Anthony Lake, conseiller à la sécurité nationale, est explicite : " Nous choisirons entre une approche unilatérale et une approche collective, entre les Nations unies et toute autre coalition, selon ce qui sera le plus pertinent et le plus profitable aux intérêts américains. " Agir avec ou sans les Nations unies, mener des actions communes ou constituer des coalitions à la carte, cela porte un nom : l'unilatéralisme.

Le premier terrain d'application de cette politique allait être le Rwanda. Alors même que l'ONU et les Etats-Unis sont alertés des massacres qui se préparent, aucune réponse n'est donnée à une demande d'envoi de renforts. Au contraire, le génocide commencé, le Conseil de sécurité décide un retrait des forces de l'ONU. Madeleine Albright a pour seul commentaire : " On ne peut pas nous obliger à être d'accord avec une mission qui n'est pas dans notre intérêt. "

Dans les Balkans, n'ayant pas non plus " d'intérêts vitaux à défendre ", les Etats-Unis se tiennent en marge ; en 1995, cependant, devant la gravité de la situation, ils procèdent (dans le cadre de l'OTAN et non celui de l'ONU) à des raids aériens puis engagent le processus de Dayton, " pax americana " dont les Nations unies se voient écartées. Pour les Etats-Unis, Dayton représente une double victoire : premièrement, en dictant les conditions du cessez-le-feu du plus important conflit qui se soit déroulé en Europe depuis 1945, ils affirment leur rôle de gendarme sur ce continent ; deuxièmement, Washington est parvenu " à convaincre le Conseil de sécurité de l'ONU de donner mandat d'agir à l'OTAN " ; l'IFOR, force d'application des accords de Dayton, est placée sous l'autorité de l'OTAN, enlevant ainsi aux Nations unies une de ses missions essentielles, celle de garantir les accords de paix. Washington veut une autonomie complète de l'OTAN, William Perry, secrétaire à la Défense le confirme : " Ce qui est en question ici, c'est la cohérence de l'OTAN, l'avenir de l'OTAN et le rôle des Etats-Unis en tant que leader de l'OTAN. "

Si, comme le constate Michael T. Klare, " depuis la fin de la guerre froide, la politique étrangère américaine oscille entre multilatéralisme et unilatéralisme, volonté de renforcer les institutions internationales et détermination de préserver la supériorité militaire des Etats-Unis ", cette ambivalence disparaît en 1998 quand, en riposte aux attentats contre les ambassades américaines de Nairobi et de Dar Es-Salaam, Clinton ordonne, sans mandat de l'ONU, " le lancement de missiles de croisière contre des installations "terroristes" en Afghanistan et au Soudan a donné l'ordre des bombardements aériens contre l'Irak ".

L'adoption, le 23 octobre 1998, de la résolution 1203 représente une nouvelle avancée dans cette voie. Cette résolution, reconnaissant à une organisation régionale, l'OTAN, le droit d'intervenir militairement au Kosovo sans accord préalable du Conseil de sécurité, rend caduc l'article 53 de la Charte des Nations unies qui stipule qu'aucune " action coercitive ne sera entreprise en vertu d'accords régionaux ou par des organismes régionaux sans autorisation du Conseil de sécurité ". La question est posée : " L'OTAN du XXIe siècle devra-t-elle toujours disposer d'un mandat précis du Conseil de sécurité de l'ONU pour agir ? " et Madeleine Albright y répond sans ambiguïté : " Non... car dans une telle hypothèse, l'OTAN ne serait plus qu'une simple filiale de l'ONU. "

· l'automne 1998, la diplomatie américaine mène le jeu au Kosovo, mais elle est dans l'impasse. C'est le moment choisi par les Européens pour convoquer les parties à Rambouillet. Pour les Etats-Unis, il s'agit de combattre Milosevic mais aussi de faire une démonstration du " nouveau concept stratégique de l'OTAN " pour le XXIe siècle et, au terme de la Conférence, tous les discours sur l'ingérence humanitaire ne peuvent cacher le fait qu'" au Kosovo, on a été incapable d'offrir autre chose que ce choix horrible et prévisible entre la fin de l'OTAN et la guerre avec la Serbie ". Pour autant, la guerre du Kosovo signifie la mort de l'OTAN, dès lors le Pentagone agira seul.

Quand, au printemps 2000, la succession de Clinton se profile, William Kristol et Robert Kagan publient dans The National Interest un manifeste qui définit le projet politique de l'équipe Bush junior : " Le système international actuel ne repose pas sur l'équilibre entre puissances, mais sur l'hégémonie américaine. Les institutions financières internationales ont été développées par les Américains et servent les intérêts américains. Les structures de sécurité internationales sont essentiellement une succession d'alliances dirigées par les Etats-Unis (...). Tout amoindrissement de cette influence laisserait à d'autres le soin de jouer un plus grand rôle afin de modeler le monde selon leurs besoins (...). Par voie de conséquence, il faut activement travailler au maintien de l'hégémonie américaine. "

L'élection de Bush junior va profondément modifier les relations internationales mais les faits qui précèdent montrent qu'il serait erroné de penser qu'avec sa venue au pouvoir l'on assiste à un virage à 180 degrés de la politique américaine ; l'unilatéralisme était déjà sur ses rails. Selon le constat fait par William Pfaff dans Foreign Affairs : " L'activisme libéral et l'unilatéralisme néoconservateur, évidents dans la politique étrangère américaine de ces dernières années, trahissent un esprit hégémonique. "

Pour autant l'administration Bush ou l'administration Clinton ne sont pas " blanc bonnet, bonnet blanc ". Pour l'administration Clinton, les choix étaient d'imposer ses options, mais dans la concertation, pour les enragés autour de George Bush II, c'est la règle brutale du " qui n'est pas avec nous et contre nous " qui s'applique. Derrière Bush se profile une Amérique qui fait totalement sienne les thèses néoconservatrices, une Amérique missionnaire proclamant : " Nous sommes pénétrés de vérités que nous ne remettrons jamais en cause : le mal est une réalité, et nous devons le combattre. "

Le 11 septembre est l'occasion pour l'administration Bush d'imposer ses vues sur la mise en ordre du monde, l'Amérique traumatisée entre en guerre. Si le droit international était évoqué lors de l'occupation du Koweït par Saddam Hussein ou face à la volonté de dépeuplement du Kosovo de sa population albanaise par Milosevic, il va être, dès lors, ouvertement transgressé par une administration que grise sa toute puissance.

Pour légitimer leur intervention en Afghanistan, les Etats-Unis évoquent l'article 51 de la Charte qui, certes, reconnaît un droit de légitime défense " dans le cas où un membre des Nations unies est l'objet d'une agression armée ", mais ignorent délibérément qu'il revient au Conseil de sécurité, et non à un Etat, de prendre " les mesures nécessaires pour maintenir la paix et la sécurité internationale ".

Le 1er juin 2002, le président Bush avance la doctrine " d'actions préventives ", niant ainsi le chapitre VII de la Charte, qui énonce de façon claire que c'est le Conseil de sécurité, et lui seul, qui " constate l'existence d'une menace contre la paix, d'une rupture de la paix ou d'un acte d'agression " et qui peut décider des mesures à prendre. Les principes fondamentaux qui fondent les relations internationales sont là ouvertement bafoués, aucun document international, pas plus que la référence biblique à " l'axe du mal ", n'autorisent ou ne justifient des guerres préventives.

Nouvel acte d'une extrême gravité, au lendemain de l'adoption de la résolution 1441, Colin Powell annonce que " la résolution soumise au vote n'empêchera pas les Etats-Unis d'attaquer l'Irak ", l'administration Bush se déclare ainsi prête à violer les décisions du Conseil ; c'est chose faite le 18 mars, Bush passe outre le Conseil de sécurité et défie les Nations unies ; depuis 1945 ; jamais un membre permanent n'a agi si délibérément à l'encontre d'une majorité du Conseil de sécurité. Entrant en guerre unilatéralement, Bush ouvre le champ à un monde sans règles ni lois.

Dans leur manifeste, Kristol et Kagan fondent l'hégémonie américaine sur le fait que " les Etats-Unis injectent dans leur politique étrangère un degré inhabituellement élevé de moralité les autres Etats ont le sentiment d'avoir moins à craindre de leur pouvoir, qui paraîtrait sinon menaçant ". Mais, quand l'Amérique impériale fait fi des conséquences économiques et humaines de la guerre, ignore les risques en chaîne de déstabilisation du Moyen-Orient et du monde qui en découle, quand Bush traite ses alliés avec arrogance et prononce des fatwa à l'encontre de ses ennemis, que reste-t-il de cette " moralité " ? Cette politique arrogante et brutale a généré une prise de conscience mondialisée, que l'hégémonisme des Etats-Unis, comme tout hégémonisme, est dangereux, que le " mal américain " se trouve dans l'unilatéralisme, et que tant que celui-ci prévaudra, avec ou sans Bush, il représente une menace de guerre permanente.

Aujourd'hui, les Etats-Unis ne sont pas plus forts que leur maillon faible qui réside dans ce discrédit de leur politique auprès des peuples du monde.

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(*) Respectivement, sociologue ; directrice de publication de Nouvelles questions féministes ; sociologue et journaliste.