Contribution de Philippe ZARIFIAN*
*Chercheur en sociologie du travail - vient de publier "A quoi sert le travail ?" - éditions
La Dispute, janvier 2003
Avril 2003
Nous vivons une période très particulière, très risquée.
Nous voyons bien que la normativité juridique, à prétention fonctionnelle et
régulatrice, est en train de s'effondrer, et ceci dans tous les domaines du
droit institué, et dans toutes les
dimensions géographiques (le déplacement du national à l'européen et à
l'international ne fait, paradoxalement, qu'accentuer cette décomposition).
A cette occasion, nous découvrons ou redécouvrons ce que Max Weber (entre
autres) avait clairement établi : le droit est l'enveloppe juridico-étatique
de la domination rationnelle légale. Mais une enveloppe de moins en moins légitime,
et de moins en moins efficiente dans sa prétention régulatrice, obligée de
procéder à une fuite en avant permanente. Un exemple ; dans tous les domaines,
le droit est devenu une sorte de chantier permanent, les lois se suivent et se
contredisent en partie, s'auto-détruisent, et la réalité que ce droit est
censé régler "avec justice" se dégrade. Et, si l'on peut dire, le
"droit de la force" réapparaît, dans sa brutalité. C'est très net
du côté du droit du travail (domaine que je connais le mieux).
On a, me semble-t-il, trois attitudes possibles :
La première, bien ancrée dans les partis politiques, ainsi que dans l'opinion
du "citoyen" qui
aimerait être apaisé, insiste sur le fait de retrouver une normativité
juridique solide, à laquelle l'exercice des forces pourraient être soumis (
quitte à masquer à nouveau le fond de domination qu'elle exprime, et son
extraordinaire capacité à nous rendre nous, supposés citoyens, passifs et
assujettis, comme à gommer les relations du droit international avec la
globalisation économico-financière). C'est clairement par exemple, la position
de Chirac sur le rôle de l'ONU et de l'ordre international. Cette position peut
produire quelques effets, mais, à mon avis, de manière très temporaire et
largement illusoire.
La seconde consiste à revenir à Schmitt et à dire : nous revenons à la vérité
ultime : la politique n'est que guerre entre amis et ennemis, l'Etat et le
droit ne peuvent que lui être surbordonnés, et il faut revenir à une pratique
désicionniste, en référence à des situations d'exception (comme une guerre)
qui ont toujours couvé derrière le fonctionnalisme des situations prétendument
normales.
L'essentiel est donc de décider de dire qui est ami et qui est ennemi, et de
mener la guerre en conséquence (guerre civile, guerre externe). Cette position
de Schmitt peut parfaitement être assumée par des courants marxistes. Il
existe, de plus, un lien profond, très présent chez Schmitt, entre la différence
entre "amis et ennemis" et la distinction religieuse entre "bien
et mal".
Mais la force de Schmitt est de considérer que la sécularisation de la société
est irréversible : ce n'est pas au nom de la religion directement, mais au nom
de la politique, et des considérations existentielles (dont la survie de la
civlisation occidentale) que les décisions peuvent être prises par ceux qui
exercent la force (et donc la souveraineté), tout en maintenant les mécanismes
démocratiques. Ce n'est pas loin d'être la pensée des néo-conservateurs
d'aujourd'hui, bien qu'ils ne s'embarassent guère de distinguer, comme Schmitt,
entre politique et religion.
Une troisième position consiste à revenir à la critique fondamentale faite
par Spinoza à Hobbes : le droit positif, le droit juridico-étatique, lié à
l'ordre souverain, ce droit de l"homme artificiel", n'est rien sans la
puissance de la multitude. Je dirai : rien sans la puissance de chaque
individualité singulière et des associations de puissance. La puissance est
"pouvoir de", avant que d'être "pouvoir sur".
C'est à elle qu'il faut revenir, non pas directement pour fonder ou refonder, même
le mimant, un ordre juridique (avec ses tribunaux, entre autres...), mais pour
ouvrir son expression, qui, selon moi (et je pense, selon Spinoza) est éthique,
avant que d'être politique. Ou plus exactement : n'est politique que
parce qu'elle est éthique. ce que j'ai résumé dans la formule : penser et
agir politiquement, sans ennemi à l'horizon (car l'éthique est sans ennemi).
Les ennemis existent bien entendu, mais ils se "découvrent" en
fonction de l'exercice de cette puissance.
Concrètement, sur la question de la justice, en ce moment, il me semble
qu'existe et s'expérimente un profond sentiment d'injustice dans la conduite de
la guerre en Irak. Non pas parce que le droit international aurait été violé
(ce qui est vrai par ailleurs), mais parce que la puissance de vivre du peuple
irakien (j'emploie à dessein le mot "peuple", car c'est ainsi qu'il
existe et se pense) est écrasée, dans et malgré les différentes formes de sa
résistance. L'injustice ne consiste pas simplement à tuer des vies (des vies
sont tuées en permanence sur les routes, sous l'effet de l'alcool, etc.). Elle
consiste à nier et écraser volontairement, par décisionnisme politique, une
puissance de vivre dans son originalité, avec le sentiment qu'elle nous est à
la fois différente et proche, précieuse. Le sentiment d'injustice réside dans
notre propre souffrance, révolte, voire sentiment d'impuissance (mais qui est
une manière de rester actif subjectivement).
Comme souvent, le sens de la justice ne pré-existe pas au sentiment
d'injustice; Il en procède. Il ne s'agit pas de partir de normes juridiques qui
prétendraient dire ce qu'est la justice et l'infraction à la justice. Il
s'agit de produire du sens de la justice, notre sens de la justice, accompagnant
et soutenant notre "pouvoir de" penser et d'agir en situation, il est
vrai, exceptionnelle (Schmitt a raison sur l'exceptionnalité) de résistance,
lorsque la normalité juridique s'écroule.
C'est pourquoi j'ai saisi au bond l'idée de "mise en scène". Le
sentiment d'injustice est présent, il est subjectivement fort. Mais manque la
capacité à assurer, dans des formes à inventer, l'expression de notre sens de
la justice, les énoncés et actions qui lui correspondent, et de libérer du même
coup notre puissance de résistance.
Mise en scène à partir des événements de l'actualité, à partir de notre
sentiment d'injustice, de notre sensibilité au vivre qui se trouve en ce moment
violemment attaqué et détruit.
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