Contribution de Georges MENAHEM* Quatre dimensions pour réfléchir aux enjeux de la guerre en Irak Georges Menahem, CNRS Quatre caractères de la situation mondiale actuelle imposent de reconsidérer les perspectives géopolitiques de la mondialisation. Qu'ils soient pris isolément ou dans leur combinaison mutuelle, ils impliquent des effets considérables, en particulier en ce qui concerne les enjeux de la guerre en Irak. La mise en œuvre d'une nouvelle doctrine impérialiste par les États-Unis Depuis W. Wilson et T. Roosevelt, l'impérialisme des États-Unis n'a pas manqué de théoricien. La disparition, à la fin du 20ème siècle, de l'URSS et de la menace qu'elle représentait a entraîné rapidement la production d'une nouvelle doctrine impérialiste. Paul Wolfowitz en a été l'auteur essentiel, en 1991-1992, en collaboration avec Libby, Cheney et Rumsfield. Cette doctrine liquide la théorie de l'endiguement (le containment), conception de la guerre froide élaborée à la fin des années 1950 pour faire face à la puissance nucléaire soviétique. Elle exclut l'idée de toute détente, ignore l'existence même de l'ONU, s'oppose au désarmement et affirme que, compte tenu de l'effondrement de l'URSS, le maintien de la suprématie militaire des USA doit permettre d'assurer leur domination à long terme et d'empêcher la naissance de toute autre superpuissance. La disparition de l'URSS autorise en effet le recours aux actions militaires "préventives" contre les puissances qui résistent aux États-Unis ou menacent leurs intérêts. Il ne s'agit plus de gérer les crises en négociant avec un rival gênant, mais de remodeler le monde afin d'y assurer l'hégémonie des intérêts et valeurs des États-Unis. Les mêmes milieux néo-conservateurs à l'origine de cette doctrine vont œuvrer sans relâche pour faire triompher leurs vues. D'abord à travers plusieurs lobbies, en particulier le PNAC (Program for a new American Century) créé en 1997 pour inonder les instances dirigeantes de divers projets actualisant ce programme. La doctrine du droit à la "préemption" y détaille par exemple comment les USA s'attribuent le droit à des frappes préventives pour éliminer les armes de destruction massive détenues par leurs ennemis, ce qui justifie dès 1997 la légitimité de l'invasion de l'Irak. La mise en place puis la victoire en 2000 d'une coalition républicaine réunissant les éléments moteurs de l'aile des néo-conservateurs avec des chrétiens de droite et appuyée sur le capital financier et les principaux groupes pétroliers et de l'armement permettra de commencer à mettre ce programme en action. La montée des régimes sécuritaires Thomas Coutrot a montré récemment comment a été expérimenté en Israël et en Palestine ce qu'il appelle "le paradigme sécuritaire". Pour lui, ce paradigme "domine aujourd’hui l’agenda des élites dominantes dans la plupart des pays occidentaux. [Il permet de] restaurer une légitimité chancelante par l’instrumentalisation, la mise en scène et même l’alimentation de la menace terroriste et sécuritaire". Un des intérêts de sa démonstration est de montrer comment, dans le cas d'Israël, ce paradigme a été associé au démantèlement, par une série de privatisations et de déréglementations, du "modèle économique étatiste" mis en place initialement par les travaillistes. À la suite des accords d'Oslo qui ouvraient la voix à des solutions pacifiques, le paradigme sécuritaire est la solution expérimentée par l'État d'Israël pour faire face à la montée des conflits entraînée à la fois par la crise économique et la résistance à l'occupation des territoires de la Palestine. Pour Thomas, les effets sociaux de la politique économique du néolibéralisme "sapent la cohésion sociale et la légitimité des élites, et poussent inéluctablement à la militarisation contre le 'terrorisme' et 'l'insécurité' ". D'où la relance de la militarisation et le rôle décisif de la rhétorique sécuritaire, avec la diabolisation des Palestiniens et l'instrumentalisation systématique des attentats terroristes. Au-delà de l'histoire particulière de l'État d'Israël qui, depuis 1947, s'est constitué en tant que puissance occupante face à la résistance d'un ennemi omniprésent, la population palestinienne, la question se pose de l'utilité du recours à un tel paradigme sécuritaire dans les pays capitalistes développés. Sa mise en pratique implique en effet des transformations importantes du compromis social noué entre le patronat, l'État et les organisations syndicales. Par exemple, dans plusieurs pays européens (Autriche, France, Grande Bretagne, Italie, etc.), l'instrumentalisation de la dite "insécurité" par les médias et le pouvoir a joué un rôle considérable dans la conquête de "majorités" permettant de privatiser et restreindre les acquis sociaux. Pour paraphraser la formule de Loïc Wacquant, il s'agit de remplacer le RMI par des prisons ; la prise en charge sociale des inégalités et du mal-être construite dans nos régimes européens en collaboration avec les organisations syndicales est complétée puis remplacée par la pénalisation de la misère développée depuis vingt ans aux États-Unis. Dans la perspective du développement des luttes contre de telles mises en cause des droits sociaux, il serait utile de mener des réflexions de fond sur les liens entre le paradigme sécuritaire et l'existence d'un éventuel "mode néolibéral de régulation". En particulier, si les modes de régulation "fordiste" ou "toyotiste" et le compromis social qu'ils permettent semblent bien menacés par les conséquences des déréglementations et dérégulations, en quoi les syndicats et les populations peuvent-ils avoir intérêt à la mise en place d'un mode de régulation à la fois néolibéral et sécuritaire ? Et sinon, quel autre mode de régulation envisager face aux contradictions sociales impliquées par la flexibilisation des emplois et la précarisation des modes de vie qu'impliquent les dérégulations et déréglementations ? Le renforcement de la militarisation des États-Unis Le gouvernement des États-Unis, par la voix de GW Bush au lendemain des attentats du 11 septembre 2001, a proclamé son entrée dans une nouvelle guerre mondiale qu'il nomme "guerre sans limite contre le terrorisme". Le prétexte de la lutte contre "les terroristes", ennemis à la fois insaisissables, sans territoire et sans visage, permet en effet de reculer indéfiniment les limites de la guerre, aussi bien dans le temps que dans l'espace. Nous pouvons remarquer que le nombre très important d'interventions armées dans la décennie 1991-2001 et la hausse de plus d'un tiers du budget militaire programmé par l'administration Clinton à la fin de son mandat montrent que ce retour de la guerre n'est pas vraiment nouveau. Mais la mise en scène de ses justifications et la mobilisation nationale associée innovent. À la suite de cet événement fondateur, Philippe Zarifian, professeur de sociologie à Marnes La Vallée, a développé sur son site internet la théorie de ce qu'il appelle "le régime de guerre". Pour lui, nous sommes entrés dans un nouveau régime de guerre mondiale et de longue durée. Cette caractérisation, qui prend au mot le discours de l'administration Bush, est-elle satisfaisante ? D'un côté, elle permet certes de saisir l'importance de la mobilisation de la nation et de comprendre l'adhésion instinctive du peuple des États-Unis à un Président qui montre ainsi qu'il se bat pour sa défense. Dans un tel contexte, il va de soi que le budget militaire progresse encore de 30% de 2001 à 2003 et dépasse le tiers des dépenses mondiales d'armement, comme il est naturel que le congrès vote le Patriot Act, ensemble de lois autorisant la détention secrète et indéfinie des étrangers en situation dite "irrégulière" ou encore la mise en place de tribunaux militaires d'exception. Mais la part de la production nationale consacrée au budget militaire est encore loin des records atteints lors de la guerre du Vietnam, et encore plus de ceux de la guerre de Corée. D'un autre côté, si l'on veut comprendre la signification des progrès actuels de la militarisation, il est nécessaire de se référer à la fois au caractère impérialiste des stratégies des USA et à la considérable poussée exercée par le complexe militaro-industriel, que ce soit sur les plans institutionnel, économique, politique ou idéologique, ce qui n'est pas pris en compte dans la notion de régime de guerre. Par exemple, pour comprendre la signification de l'obstination des États-Unis à poursuivre la mise au point de leur système anti-missile, malgré la collection d'échecs accumulés depuis plus de 40 ans, il faut actualiser les rêves de Reagan. Il ne s'agit plus de triompher de l'URSS par la fabrication d'un bouclier imparable. Maintenant, il s'agit simplement d'acquérir la possibilité d'intervenir "préventivement" contre tout État menaçant ou simplement récalcitrant vis-à-vis des exigences des États-Unis, ceci quels que soient les missiles et les armes nucléaires qu'il pourrait détenir. Avec une telle garantie de pouvoir déjouer toute éventuelle attaque de missiles contre leur territoire, les USA n'auraient aucune raison d'hésiter à bombarder et détruire les installations nucléaires litigieuses des Coréens. Comme ils n'auraient pas de scrupules à dicter leur loi aux Chinois en s'abstenant de marchandages et de négociations interminables. Régime sécuritaire, bien sûr. Régime fortement militarisé, évidemment, d'autant plus que l'inertie des pressions institutionnelles du Pentagone soutient le lobby du complexe militaro-industriel. Ce qui implique des mises en cause de la démocratie et des dérives du droit à l'intérieur comme d'importantes menaces pour les peuples à l'extérieur. Régime de guerre ? Pas encore, et certainement pas sous des formes mondiales que l'on retrouverait en Israël comme en France, en Grande Bretagne ou en Italie. Mais ce débat a l'intérêt de poser la question de la continuité des transformations en cours dans la société des USA. Jusqu'où les néo-conservateurs pourront-ils s'inspirer des expériences réalisées par l'armée israéliennes dans la destruction de la résistance des palestiniens ? Vont-ils recourir systématiquement à des tirs de snipers pour éliminer des présumés terroristes ? Pratiqueront-ils également la destruction des biens fonciers de la famille des présumés terroristes, sur le modèle de la destruction au bulldozer des maisons de Palestiniens non-combattants ? Ou bien les mouvements des citoyens des États-Unis et des peuples du monde les arrêteront-ils ? L'alliance avec les médias soutenant les tendances sécuritaires L'entretien d'un climat de peur est une base essentielle de l'adhésion des populations craintives aux initiatives martiales et répressives de leur gouvernement. Ce principe est mis activement en œuvre aux États-Unis où pas une semaine ne passe sans qu'une alerte ne soit déclenchée, ici dans une école, là dans une usine ou ailleurs dans un aéroport. Le niveau d'alerte au terrorisme s'affiche toutes les heures sur les écrans de télévision. Les fouilles sont continuelles et la délation encouragée dans tous les services. Une telle mobilisation sur des menaces largement virtuelles permet de mettre au second plan la montée du chômage et les scandales financiers à répétition comme la réduction des programmes sociaux. La question se pose alors de la stabilité d'une telle alliance dans laquelle les classes populaires renoncent à leurs avantages sociaux en échange d'une illusion de sécurité, celle qu'est censé leur procurer un gouvernement qui a lui-même manipulé l'information à l'origine du sentiment d'insécurité. La légitimité du pouvoir dépend ici d'une alliance essentielle, celle de l'exécutif avec les médias. Le contrôle des sources d'information et la surveillance de leur véracité ou de leurs dérapages fournissent alors des armes réellement en mesure de mettre en cause les arguments soutenant la nécessité d'accroître la militarisation de la société. Les enjeux de la guerre en Irak Il serait utile d'approfondir la réflexion sur les quatre dimensions évoquées précédemment et sur leurs implications. J'évoque ci-après quelques-uns des enjeux correspondant aux suites de la guerre en Irak. Il est clair que ces pistes ne sont pas limitatives et qu'elles visent d'abord à illustrer l'actualité d'une telle problématique. Un premier enjeu important est de savoir quel va être le degré d'acceptation de la loi des États-Unis. Quels sont les moyens de pression des gouvernements des États opposés à cette hégémonie ? En quoi peuvent-ils s'appuyer sur les mobilisations populaires qui se développent contre la guerre ? Comment ces mouvements peuvent-ils contribuer à délégitimer le gouvernement des États-Unis et ceux de ses alliés ? En quoi est-il possible de contribuer à l'édification d'une autorité internationale alternative autour de l'ONU ? Un second type d'enjeux concerne les grandes capacités des gouvernements à instrumentaliser les actes de violence. Quels que soient le sens et la nature des violences, les États ont appris à les qualifier de "terroristes" avec le secours de médias complaisants. Une telle maîtrise des opérations de communication permettra-t-elle de justifier des mises en cause supplémentaires des droits et des libertés fondamentales, d'expression, d'association ou de protestation ? Et quels moyens pouvons-nous mobiliser pour infirmer de telles opérations médiatiques ? D'autres enjeux découlent des processus de militarisation associés à de telles opérations justifiées par la lutte contre l'insécurité. La surveillance des actes administratifs, d'internet et la restriction des communications peuvent devenir d'actualité si des actes terroristes en donnent le prétexte. En quoi les syndicats, les ONG citoyennes et les mouvements sociaux (dits "des sans", sans emploi, sans droits, sans logement, etc.) peuvent-ils contribuer au développement de mouvements qui s'opposeraient à de telles restrictions des libertés et en limiteraient l'application ? Enfin, ce qui va avec cela, un enjeu essentiel est celui du
contrôle des médias. S'il est assuré par des groupes ou des institutions
proches des gouvernements, l'appareil médiatique sera plus libre de façonner
dans un sens plus menaçant les représentations du monde qu'il diffuse. En
revanche, si des "mediawatch" et autres observatoires des médias se
multiplient, si la critique des émissions et des articles s'intensifie, si les
dénonciations des dérapages, désinformations et autres manipulations sont
largement diffusées, alors la liberté des maîtres de notre insécurité sera
réduite, et l'affectation de moyens à la militarisation deviendra moins
évidente |
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